Préjugé : les hordes barbares de mots anglais assiègent notre belle langue et menacent de la défigurer à jamais.
On a certes de bonnes raisons de maugréer, puisque les anglicismes pénètrent le français depuis la fin du 19e siècle, à cause de la domination économique de l’Empire britannique, dans un premier temps, et de celle des États-Unis par la suite.
Ce sont surtout les emprunts lexicaux qui se sont multipliés, bien que plusieurs commentateurs commencent à dénoncer les calques syntaxiques qui apparaissent dans l’Hexagone. Au 19e siècle sont apparus des termes comme « ferry », « steamer », alors qu’aujourd’hui ce sont plutôt des emprunts dans le domaine de l’électronique qui s’imposent. Que l’on pense à « podcast » ou à « digital ». Un véritable déluge d’anglicismes dans ce domaine, des anglicismes qu’on ne cherche même pas à traduire… sauf au Canada.
Par le passé, le français tentait d’assimiler certains anglicismes en les gallicisant, si je puis dire. Par exemple, une redingote n’est rien d’autre que riding coat francisé; autre exemple, un paquebot est tout simplement un packet-boat, navire postal qui, à la longue, en est venu à transporter des passagers.
Tous ces aspects, qui ne font qu’effleurer la question, laissent croire que la survie du français est menacée. Pour moi, il n’en est rien. En fait, environ cinq pour cent du vocabulaire français est issu de l’anglais. Comme nous l’avons vu dans mon précédent article « Vous êtes polyglotte sans le savoir », notre langue a abondamment emprunté à l’italien, à l’allemand, au néerlandais, au turc, etc.
Alors oui, notre langue est actuellement assiégée par les anglicismes dans certains domaines. Le mot clé étant actuellement. Mais l’avènement d’une nouvelle puissance mondiale pourrait un jour changer la donne.
En réalité, ce serait plutôt aux anglophones de se plaindre. Environ soixante pour cent de leur vocabulaire vient du français. Certains croient même que ce serait les deux tiers. Invasion colossale qui a fait dire à un observateur, voilà quelques siècles, que l’anglais n’était rien d’autre que du néerlandais brodé de français.
Comment en est-on venu là? La Conquête normande de 1066. Guillaume le Conquérant envahit l’Angleterre et en devient roi. La noblesse parle français, le peuple l’ancien anglais. La cohabitation des deux langues aura des conséquences monumentales.
Pendant trois cents ans, le français est la langue de la Couronne; c’est donc dire que l’administration fonctionne en français normand. Mais, par la suite, l’anglais reprend ses droits, mais est lourdement influencé par le français, ce qui donne lieu à toute une série de phénomènes.
Les doublets apparaissent. Ce sont des mots d’origine germanique et française qui ont le même sens. Trust et confidence en sont un exemple parfait. Le doublet devient même un outil stylistique servant à étoffer le discours. Mais, cette étrange cohabitation de frères ennemis a une autre conséquence : le terme français est souvent une manière plus élégante de s’exprimer.
Les synonymes anglais-français abondent : raise est anglais, mais il est plus relevé de dire elevate. Un autre tandem du genre : begin/commence. En gastronomie, il est préférable de manger du beef ou du mutton, plutôt que du ox ou du sheep. Également plus digeste de commander des escargots que des snails (beurk!).
Il y a aussi le phénomène des emprunts déformés. L’anglais emprunte des mots au français pour non seulement les intégrer dans son vocabulaire, mais aussi en développer le sens. Prenons comme exemple portmanteau, dont le sens original est le même qu’en français. Le mot est par la suite devenu un adjectif qui signifie qu’un objet a plusieurs usages ou qualités. Le Collins donne l’exemple suivant :
The heroine is a portmanteau figure of all the virtues
Évidemment, nul ne songerait à parler d’une figure porte-manteau en français… On pourrait aussi parler de double entendre, qui signifie un mot comportant un double sens.
Soit dit en passant, les emprunts déformés se voient aussi dans d’autres langues.
En terminant, il serait dommage de ne pas mentionner un dernier phénomène, celui des mots boomerangs. Ce sont des mots anglais d’origine française qui reviennent dans notre langue sous une forme jadis inconnue. Ces mots sont tellement bien intégrés dans notre langue que nous n’en voyons plus l’origine.
Par exemple le mot « flirt », qui a engendré « flirter ». Peu de gens savent qu’il s’agit en fait d’un gallicisme en anglais. Flirt vient de l’ancien français « fleureter ». Ce dernier terme est disparu et a été remplacé par « flirter ».
Idem pour « budget », qui vient de « bougette », un petit sac que l’on transportait en voyage.
Comme on le voit, les anglophones « parlent » le français couramment…