En 1975, après avoir quitté Belfast, en Irlande du Nord, j’ai travaillé quelques années en Ontario avant de tenter ma chance à Montréal où, puisque l’encre de la Charte de la langue française était encore humide, apprendre le français était une très grande priorité.
Cependant, non admissible au programme de francisation du Ministère et pleinement occupé par mon poste dans une manufacture de tabac, j’ai dû me contenter de quarante-cinq heures de formation dans mon lieu de travail avant de plonger tête première dans la vie en français.
Je louais un logement près de l’usine où je travaillais, coin Ontario et d’Iberville, consommais télévision et films, chansons et romans, et j’allais même à la messe du dimanche pour forcer mon cerveau à transposer en français les prières que je connaissais par cœur dans leur version anglaise.
Enfin, après un souper à la chandelle – sans doute couronné de succès parce que je ne pouvais qu’écouter –, je me suis fait une blonde. Grâce à elle et à ses proches, j’acquérais petit à petit des compétences raisonnables en compréhension et en expression orale.
Pendant trois décennies, je me suis débrouillé, mais toujours avec la crainte de passer pour un idiot dans un cadre professionnel ou social; embarrassé chaque fois que je découvrais une de mes bévues langagières.
Même si le sentiment d’incertitude s’ajoutait à mon intégration déjà très anxiogène, il ne m’était jamais venu à l’esprit d’étudier le français. Après tout, je me débrouillais et j’avais d’autres priorités, plus pressantes, à gérer. En fait, ce n’est qu’à la retraite que j’ai pu songer à remédier à mes nombreuses lacunes.
Pour enrichir mon vocabulaire, je notais les mots nouveaux que j’entendais en écoutant le téléjournal, des films et des téléséries et en lisant des romans, et ensuite, je cherchais leur définition, et parfois leur prononciation, dans un dictionnaire.
Mon projet donnait des résultats positifs. Près de chez moi, j’ai compris tout de suite le jeu de mots « Bio de la tête aux pis », vu sur un panneau publicitaire. À la télévision, quand la comédienne française Cécile Bois a dit « nuit et jour », je l’ai entendue prononcer la consonne « t ».
Découvrir des expressions et des mots (congère, pantois, fanes de carottes, il fait nuit noire) familiers en anglais, mais nouveaux en français, était chaque fois comme de joyeuses retrouvailles.
La grammaire, je l’ai attaquée par le biais des romans, où elle prend vie et se saisit plus facilement. Quand ma lecture me dévoilait des règles qui m’étaient inconnues, je me tournais vers le manuel de grammaire.
Vous savez sans doute qu’un manuel de grammaire ne se lit pas comme un roman, surtout que le langage déployé pour expliquer la règle est souvent plus opaque que la règle.
De surcroit, mon manuel n’était pas très encourageant, avec des affirmations comme « […] le genre est rarement prévisible, mais il ne pose pas de problèmes à ceux dont le français est la langue maternelle » et « certains verbes se conjuguent avec être ou avoir selon la nuance de l’emploi […] » (soulignement par nos soins).
Malgré tout, je refusais d’abandonner, et peu à peu la grammaire perdait son mystère. Cependant, il me reste beaucoup de chemin à faire pour l’apprivoiser.
Aurais-je été mieux servi par un programme de francisation avec curriculum, prof, leçons et évaluations? Logiquement, oui, mais j’aurais peut-être trouvé le contact avec la grammaire trop rébarbatif – possiblement au point d’abandonner le programme.
Au lieu d’un programme bien structuré, j’ai glissé dans une francisation « organique et osmotique » (voyez-vous, je suis diplômé en chimie).
Mon approche, malgré ses imperfections, s’est avérée efficace : après tant d’années, je continue d’apprendre, tous les jours et avec plaisir, ma bien-aimée langue d’adoption.
Et maintenant, plus que jamais, il est hors de question que je « lâche la patate ».