Connaissez-vous le mot anglais ghoti? Non, ce n’est pas une autre façon d’écrire goatie (barbiche). Cette fameuse création orthographique, qui viendrait de l’homme de lettres George Bernard Shaw, illustre les caprices de l’orthographe anglaise. En combinant la prononciation du gh de enough, du o de women et du ti de motion, on obtient le mot fish.
Le français compte aussi sa part de bizarreries orthographiques. Par exemple, dans les mots tête et fête, l’accent circonflexe sert uniquement à rappeler que dans une ancienne forme du français, on mettait un s à cet endroit, s qu’on ne prononçait pas non plus d’ailleurs! Le français et l’anglais regorgent aussi d’homonymes, comme verre, vert et vers, ou there, their et they’re, qui donnent des maux de tête à bien des réviseurs.
Il est facile de tourner en dérision les bizarreries orthographiques. Lecteurs et rédacteurs s’en plaignent souvent. Pourtant, ces anomalies ne nuisent que très peu à notre capacité de lecture et de compréhension, grâce à des systèmes scolaires qui accordent beaucoup d’importance à la lecture et à l’écriture, ainsi qu’à environ 500 ans de publications qui viennent systématiquement renforcer toutes ces règles orthographiques.
Dans un monde parfait, l’orthographe crie pourrait suivre une évolution semblable. Mais le temps presse pour les langues en péril. S’il était largement adopté, un système d’écriture phonémique normalisé aiderait les apprenants de la langue crie et pourrait s’avérer un outil formidable pour la revitalisation de cette langue. Examinons de quelle façon.
La lecture simplifiée
Quel que soit le système d’écriture alphabétique, l’apprentissage de la lecture repose largement sur la conscience phonologique, soit la capacité du lecteur à reconnaître les phonèmes. Les phonèmes sont tous les sons distincts qui peuvent changer le sens dans une langue donnée. Le son des voyelles dans les mots anglais beet et bit sont 2 des quelque 44 phonèmes propres à cette langue; en français, les voyelles dans nids et nus sont 2 des quelque 37 phonèmes. En anglais et en français, comme en cri, le nombre de phonèmes peut varier d’un dialecte à l’autre.
Contrairement à l’orthographe de l’anglais et du français, l’orthographe romaine normalisée (ORN) de la langue crie est entièrement phonémique. Chaque son correspond à une lettre et chaque lettre représente seulement un son. Il n’existe aucune ambiguïté; il n’y a aucune lettre muette.
Imaginez combien l’orthographe de l’anglais et du français serait simplifiée si elle suivait le même principe : on pourrait même écrire le mot phonétique avec un f!
Une orthographe, deux représentations
Un autre avantage de l’ORN est peut-être un peu moins évident.
Après la publication en 1841 de la première bible en écriture syllabique, l’alphabétisation en langue crie s’est répandue comme une traînée de poudre dans les Prairies. En l’absence d’un système d’éducation officiel, les gens apprenaient rapidement à écrire grâce à l’écriture syllabique, qui se transmettait efficacement d’une personne à l’autre. Le principal outil d’enseignement était un tableau comme celui-ci :
De nos jours, un grand nombre des communautés cries où la langue est la plus vivante préfèrent de loin la lecture et l’écriture syllabiques.
Beaucoup de locuteurs (et de réviseurs) ne réalisent pas avec quelle facilité une machine peut translittérer le cri écrit en ORN pour en faire un texte correct en écriture syllabique.
En réalité, étant donné que l’orthographe phonémique en cri correspond en tous points à l’écriture syllabique, des algorithmes informatiques simples peuvent être créés pour tirer parti de cette équivalence. Pour les réviseurs et les correcteurs d’épreuves, cela présente un avantage considérable. Conformément au principe « Garbage in, garbage out » (c’est-à-dire que si la qualité des données d’entrée est mauvaise, ce sera la même chose pour les données de sortie), la conversion informatique fait ressortir les erreurs. Elle constitue donc un outil de révision redoutablement utile.
Cependant, ceux qui en retirent le plus grand avantage sont les lecteurs : une fois qu’un texte est bien écrit dans un des systèmes, on peut le rendre facilement accessible dans l’autre. Cela nous permet de servir nos communautés dans le système d’écriture qu’elles préfèrent.