L’effacement des noms féminins
En 1635, le cardinal de Richelieu fonde l’Académie française. Ce lieu de création du savoir de la haute aristocratie française a le mandat de statuer les règles linguistiques, et ce, dans un environnement strictement réservé aux hommes. Les linguistes suggèrent déjà des règles sexistes, mais l’avènement de l’Académie française officialise la mise en place de telles règles. C’est au 17e siècle que l’on note l’effacement de certains noms féminins au profit de l’usage du masculin sans distinction de genre. Par exemple, en moins d’un siècle, le mot autrice est rejeté pour privilégier l’emploi d’auteur femme ou encore d’auteur femelle. On tente même quelques fois d’effacer complètement l’idée qu’il soit normal que des femmes puissent avoir le talent de rédiger. En effet, entre le 17e et le 19e siècle, certains linguistes proposent d’interdire l’apprentissage de la lecture aux femmesNote de bas de page 1.
L’historienne Éliane Viennot observe que ce sont davantage les noms de métiers et ceux associés à des fonctions prestigieuses qui périssent sous les élans sexistes du clergé d’abord, puis des linguistes. Elle nomme entre autres les termes poétesse, philosophesse, médecine et professeuse, qui sont remplacés par poète, philosophe, médecin et professeurNote de bas de page 2. Certes, des femmes exerceront ces métiers et bien d’autres malgré l’effacement de leur genre dans la langue. On sait qu’au moment où le mot autrice est retiré des dictionnaires, quelques femmes sont célèbres pour leurs écrits, ce qui fait d’autant plus peur à l’Académie française. En supprimant des noms féminins, les linguistes et les académiciens n’ont pas le pouvoir d’empêcher les femmes d’accéder à des fonctions importantes au sein des institutions. Toutefois, les règles qu’ils mettent en place ancrent dans les mentalités l’idée que l’accès à ces postes prestigieux pour les femmes relève de l’exception. Une exception à la règle, qui s’appuie sur des motifs extraordinaires et hors normes. Bien sûr, au fil des décennies, plusieurs femmes contestent les nouvelles règles instaurées par l’Académie, soit par la pratique de l’écriture ou dans le langage parlé. Elles continueront parfois d’utiliser des termes ou des accords féminins anciennement acceptés. Il demeure toutefois que les règles linguistiques sexistes auront raison des efforts des plus militantes, surtout dans un contexte social où les femmes sont reléguées à la sphère privée.
La (re)féminisation ou démasculinisation des titres de fonctions
Il faut attendre la résurgence du mouvement féministe en Occident dans les années 1970 pour que les institutions gouvernementales et universitaires considèrent la (re)féminisation des noms de métiers et de fonctions dans leurs politiques. En France, l’Académie française élit en 1980 une première académicienne dans ses rangs. L’institution est cependant réfractaire au mouvement de féminisation et n’accepte qu’en 2019 de prendre une position favorable à cet égardNote de bas de page 3.
Ainsi, dans le monde francophone, c’est au Québec qu’on réfléchit à la (re)féminisation des fonctions professionnelles, sous la pression des femmes et des féministes en poste dans les milieux universitaires, institutionnels et syndicaux. Dès les années 1910, on voit que des chroniqueuses féminisent des titres de fonctions dans les journaux. Des textes favorables à la féminisation défilent dans la presse québécoise durant les décennies suivantes. Selon le linguiste québécois Gabriel Martin, l’idée de féminiser la langue et les titres de fonctions fait son chemin dans les milieux féministes et auprès du grand public grâce à la publication, en 1976, du roman L’Euguélionne de Louky Bersianik. Cette dernière insiste sur la nécessité de répondre à l’enjeu du sexisme dans la langue françaiseNote de bas de page 4.
Encore en 1976, le ministère de la Main-d’œuvre et de l’Immigration du Canada demande à l’Office de la langue française des propositions de féminisationNote de bas de page 5. En juillet 1979, l’Office publie un avis sur la féminisation des titres de fonctions dans la Gazette officielle du QuébecNote de bas de page 6. Du côté du gouvernement fédéral, le Bureau de la traduction propose en 1983 plusieurs recommandations pour féminiser la langue française. D’ailleurs, à cette même époque, l’Office de la langue française et Condition féminine Canada préconisent l’écriture épicèneNote de bas de page 7. L’Office publie différents guides et outils afin de faciliter la rédaction. Il fait paraître en 1986 Titres et fonctions au féminin : essai d’orientation de l’usage, puis en 1991 Au féminin : guide de féminisation des titres de fonctions et des textes, rédigé par Monique Biron. Dans ses recommandations, l’Office suggère de délaisser l’emploi du masculin génériqueNote de bas de page 8, vieux vestige d’un courant de pensée voulant que le masculin soit le genre le plus noble. Les bases d’une écriture moins sexiste sont alors posées, et plusieurs autres gouvernements provinciaux canadiens optent pour la rédaction épicène durant les années 2000.
Il est à retenir que la langue se coconstruit avec la société dans laquelle elle évolue. Elle est le fruit des idées exprimées, des routines quotidiennes et des mentalités. La langue et le choix des mots qui en découle sont des outils capables de faire vivre des histoires et de faire naître des paysages, mais aussi de forger un monde qui invisibilise certaines personnes et leurs réalités. Bien que ce texte soit écrit dans une logique de binarité de genre, il est important de noter que, historiquement, les personnes non binaires et de genre fluide ont aussi été oubliées dans la langue française. D’ailleurs, le pronom iel est apparu dans la littérature en 2014Note de bas de page 9.
En somme, tout comme il fut nécessaire de discuter de la (re)féminisation de la langue française dans les années 1980, il est impératif de s’offrir, en tant que société, les outils nécessaires pour la rendre inclusive. Outils que nous avons déjà à notre disposition et qu’il ne reste qu’à utiliser, car, j’insiste, la langue se coconstruit avec la société dans laquelle elle évolue.