Mots de tête : L’opportunité fait-elle le larron?

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Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité langagière, volume 7, numéro 1, 2010, page 8)

Jean n’était pas homme à laisser
passer une bonne opportunité.

(La vie de Jean JaurèsNote de bas de page 1, 1954)

Il est étonnant que deux grands pourfendeurs d’anglicismes comme Arthur Buies (Anglicismes et canadianismes, 1888) et Jules-Paul Tardivel (L’anglicisme, voilà l’ennemi, 1880) ne se soient pas attaqués à opportunité. Peut-être parce que nous n’étions pas encore très nombreux à lui donner le sens « anglais ». De fait, on n’en trouve qu’un exemple de cette époque dans le Trésor de la langue française au Québec en ligne : « Avant même d’avoir eu l’opportunité d’échanger une parole, ils entendirent un hurlement de douleur » (Wenceslas-Eugène Dick, Un drame au Labrador, 1897).

C’est seulement en 1919 que l’abbé BlanchardNote de bas de page 2 signalera qu’opportunité n’a pas le sens d’« occasion favorable » : « Je prends l’opportunité : je saisis l’occasion. » Il n’en est d’ailleurs pas question dans la première édition de son ouvrage parue en 1914. Il faudra ensuite attendre trois lustres pour que Léon LorrainNote de bas de page 3 nous rappelle que c’est un « étranger dans la cité ». Et il s’écoulera encore dix ans avant que Jean-Marie LaurenceNote de bas de page 4 ne demande à sa chère Iphigénie de corriger la phrase « Je saisis l’opportunité de vous adresser la parole ». Au cours des deux décennies suivantes, d’autres défenseurs de la langue reviendront à la charge, notamment Pierre DaviaultNote de bas de page 5 (1963) et Gérard DagenaisNote de bas de page 6 (1967).

Si je m’arrête en 1967, ce n’est pas parce que c’est le centenaire de la Confédération – ou l’année de mon arrivée au Bureau de la traduction –, mais parce que mon édition du Harrap’s de cette année-là donne à opportunité le sens de « favourable occasion, opportunity » (dans la partie français-anglais seulement). Naturellement, je me suis demandé si d’autres dictionnaires de l’époque de Blanchard ou Lorrain ne lui donneraient pas aussi ce sens.

Certes, ces auteurs n’avaient pas tous sur leur table de chevet le Thresor de la langue françoyse de Nicot (1606), qui donne plusieurs exemples traduits du latin : « Si tu as l’opportunité, Estre frustré de quelque opportunité qu’on pretendoit ». Mais ils devaient sûrement avoir le dictionnaire de l’Académie, qui, depuis la 1re édition (1694), donne à opportunité le sens de « occasion propre, favorable » : « Il a trouvé l’opportunité. » Avec ce commentaire : « Tous deux sont de peu d’usage. » Soixante ans plus tard, la 4e édition nous apprend qu’« il vieillit »! Mais il se maintiendra jusqu’à la 8e (1935), sauf que le commentaire disparaîtra.

À défaut du dictionnaire de l’Académie, ils avaient sans doute le Littré, qui ne dit pas autre chose : « Absolument. Occasion favorable. Saisir l’opportunité. Il s’est prévalu de l’opportunité ». Il se trouve même un dictionnaire bilingue de 1881, le vieux Clifton-Grimaux, qui traduit par « opportunity, favourable occasion ».

D’autre part, tout ce monde devait avoir lu Montaigne, ou Stendhal tout au moins. Eh oui, nos deux larrons l’emploient dans le sens « anglais ». Montaigne : « et quand l’opportunité s’y présente, elle nous conduit aussi aux hazards de la guerre » (Essais, 1580-1595); et Stendhal : « Il n’a pas le génie adroit et cauteleux d’un procureur qui ne perd ni une minute ni une opportunité » (Le rouge et le noir, 1830).

Avec toutes ces sources, il est pour le moins étonnant qu’on ait continué de condamner cet usage. Et pourtant, les condamnations ont été plus nombreuses : Gaston Dulong (1968), le Colpron (1970), Geneviève Gilliot (1974), Jean-Marie Courbon (1984), Jean Darbelnet (1986), Jacques Laurin (2001), Jean Forest (2008), et j’en passe. Je termine cette fastidieuse liste avec deux auteursNote de bas de page 7 qui n’aiment pas du tout cet intrus : « Ils auront beau raconter ce qu’ils veulent, c’est un anglicisme, utilisé en lieu et place d’occasion. Pour s’en convaincre, le lecteur, se souvenant de Gabrielle Roy, méditera un titre comme Bonheur d’opportunité »… Et leur haine est telle qu’ils ont recours à un anglicisme pour tenter de s’en débarrasser, en nous proposant une liste de « Douze mots ou expressions à flusher de [n]otre vocabulaire »!

Bien sûr, quelques auteurs de chez nous – Guy BertrandNote de bas de page 8, Lionel MeneyNote de bas de page 9 –, reconnaissent que les Français aussi l’emploient, mais ils continuent de préférer occasion, ou un autre équivalent. Marie-Éva de VillersNote de bas de page 10 va dans le même sens : « L’Académie française entérine l’emploi du nom opportunité au sens de circonstance opportune. On pourra néanmoins préférer circonstance, occasion, possibilité. Profiter de l’occasion pour remercier quelqu’un. »

C’était vrai jusqu’à la 8e édition, mais avec la 9e, en ligne, nos immortels ont fait volte-face : « C’est à tort que ce terme est substitué à Occasion dans tous ses emplois. Ainsi, on ne dira pas Je me réjouis d’avoir l’opportunité de vous rencontrer, mais Je me réjouis d’avoir l’occasion de vous rencontrer. » Un puriste a dû se glisser dans leurs rangs, et je ne serais pas étonné que ce soit Jean DutourdNote de bas de page 11, devenu « immortel » en 1978. Il n’aime pas cet usage : « En anglais, en américain, opportunity a le sens d’“occasion” […] il est moderne de dire opportunité pour occasion. »

Joseph HanseNote de bas de page 12 condamne ce sens lui aussi : « doit toujours évoquer l’idée d’opportun ». Mais ce n’est pas le cas d’un recueil de faux amis : « malgré l’opposition de puristes, l’emploi d’opportunité se répand de plus en plus dans le sens de occasion favorableNote de bas de page 13 ». Et chez nous, Paul RouxNote de bas de page 14 reconnaît que « son usage est si répandu dans l’ensemble de la francophonie qu’il paraît désormais inutile de s’y opposer ».

La plupart des dictionnaires français enregistrent ce « vieux » sens d’opportunité. L’édition abrégée du Littré de 1963 le maintient; le Larousse de la langue française de 1971 le donne; le Quillet de 1977 reprend à peu près le texte de l’Académie : « Abs. Occasion favorable. Il a profité de l’opportunité ». Pour le Grand Dictionnaire encyclopédique Larousse, de 1984, cette façon de parler relève de la « langue soutenue ». Le Grand Robert de 2001 l’enregistre sans commentaire, mais la version « culturelle » parue en 2005 sous la direction d’Alain Rey signale qu’il est « fréquemment critiqué ». Les petits Larousse et Robert portent aussi la mention « emploi critiqué ».

Pour leur part, les dictionnaires québécois ont tendance à se passer de la mise en garde. C’est le cas du Dictionnaire Beauchemin (1968), du Dictionnaire du français plus (1988) et du Dictionnaire universel francophone (1997). Enfin, les Clefs du français pratique de la banque de données terminologiques et linguistiques du Bureau de la traduction font bien le point : « Opportunité s’est taillé une place dans les dictionnaires au sens d’“occasion favorable” : Saisir toutes les opportunités qui se présentent. Plusieurs sources lui attribuent la mention “critiqué”, d’autres l’admettent sans réserve. Dans le sens de “perspectives d’avenir, possibilités”, opportunité est encore critiqué, mais on le rencontre de plus en plus : […] les opportunités de carrière (Le Point). »

Bien sûr, vous pouvez continuer de préférer occasion (« saisir l’opportunité » me met encore mal à l’aise…), mais il faut reconnaître qu’opportunité a droit de cité. Et si vous voulez une dernière preuve qu’il est entré dans l’usage, la voici. Les rédacteurs du Robert n’ont pu s’en passer pour définir « se rattraper aux branches » : « rétablir une situation critique en saisissant une opportunité ». Pourtant, le Larousse de la langue française s’en tient à occasion : « réussir à profiter d’une occasion inespérée pour rétablir une situation critique », et l’Académie parle de moyens.

Je laisse le mot de la fin à André GoosseNote de bas de page 15 qui, après avoir rappelé que l’Académie lui donne ce sens depuis le début, note que cet emploi « a sans doute été revivifié par l’anglais ». Et il termine avec un exemple de nul autre qu’un académicien, qu’on saurait difficilement soupçonner de laxisme, Maurice Druon.

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