J’adore la voix passive. Voilà, c’est dit! Je me mets maintenant à l’abri : je sais que les critiques vont pleuvoir.
D’après ce qu’on lit au sujet de la voix passive dans la plupart des guides sur l’écriture et la lisibilité, on jurerait que c’est le diable lui-même qui l’a inventée pour confondre le genre humain.
Je comprends. Les formes passives peuvent être plus longues que les formes actives. Et quand on place l’agent (« celui qui fait l’action ») à la fin d’une phrase (ou quand on l’omet carrément), le lecteur risque de se demander qui agit ou doit agir. Lorsque vous écrivez pour inciter des gens à faire quelque chose ou pour attribuer des responsabilités, l’abus de la voix passive risque de noyer votre message.
Bien entendu, nous savons tous que dans certains textes (souvent scientifiques), l’agent a moins d’importance que le résultat. Nous savons aussi qu’il y a des cas où l’on souhaite dissimuler l’agent ou le rendre moins évident, pour une raison ou une autre. La voix passive est alors incontournable. Est-ce à dire que la voix passive ne peut être employée que dans certains types précis de textes? À mon avis, non. La voix passive a sa place dans tous les types de textes. C’est une question de thème, de propos et de focus.
La cohérence et l’enchaînement priment l’action
Quand on lit une proposition, on s’attend normalement à voir d’abord le thème (ce dont on parle), puis le propos (ce qu’on en dit). On appelle parfois cette notion l’opposition « connu-nouveau ». La plupart du temps, le sujet grammatical d’une proposition est le thème, et le prédicat en est le propos.
Souhaitons-nous vraiment remplacer un paragraphe comme celui-ci…
Un matin, en traversant la rue, Naveen s’est fait heurter par un autobus. Il a été transporté à l’hôpital en ambulance. Arrivé sur place, il s’est fait dire que, vu la gravité de ses blessures, il aurait besoin d’être opéré par un spécialiste.
…par un paragraphe comme celui-là?
Un matin, un autobus a heurté Naveen pendant qu’il traversait la rue. Les ambulanciers l’ont transporté à l’hôpital, où le personnel lui a dit qu’en raison de la gravité de ses blessures, un spécialiste devrait l’opérer.
(Pardonnez-moi l’exemple banal : c’est le premier qui me soit venu à l’esprit.)
Dans le premier paragraphe, la voix passive fait que « Naveen » reste dans le rôle du sujet et (par convention) dans celui du thème. D’autres joueurs sont en cause, mais tout le récit porte sur Naveen, avec raison.
Dans le second paragraphe, les passifs sont devenus actifs, mais non sans certaines conséquences imprévues. Tandis qu’on avance d’une proposition à la suivante, la position du sujet est occupée tour à tour par des objets et des personnes variés (dont « le personnel », que la voix active nous a obligé à ajouter). Chaque nouveau sujet prend la vedette l’espace d’un moment dans le rôle du thème. Toutefois, alors que le lecteur s’attend à en apprendre plus sur ce thème en apparence nouveau, celui-ci disparaît aussitôt du récit. En somme, bien que le deuxième paragraphe puisse sembler plus actif et dynamique que le premier, il est saccadé, maladroit et confus.
Quand on laisse le vrai thème dans la position du sujet (avec l’aide de la voix passive), il tend en fait à se fondre dans le décor, pour ainsi dire, et il devient un cadre de référence plutôt que le centre d’attention. Le lecteur est donc libre de se concentrer sur ce que l’on dit du thème au lieu de se demander de qui ou de quoi l’on parle.
La construction « être opéré par un spécialiste », à la fin du premier paragraphe, montre un autre atout de la voix passive : elle met l’agent, en l’occurrence le spécialiste, dans la position du focus à la toute fin de la proposition, ce qui permettrait d’en faire le nouveau thème dans la phrase suivante (en supposant que le spécialiste soit bien le prochain à jouer un rôle dans cette banale histoire).
Méfiez-vous des correcteurs automatiques
Comme vous le voyez, les raisons d’employer la voix passive au quotidien sont multiples. Cependant, les correcteurs automatiques et autres outils d’aide à la rédaction remettent en question chaque utilisation que j’en fais : « Voix passive, envisagez de réviser cette phrase ». Grrr. Ces avertissements m’énervent non pas parce qu’ils soulèvent des doutes dans mon esprit (j’ai assez d’expérience pour reconnaître une suggestion non pertinente), mais parce que je sais que les rédacteurs en herbe risquent d’y voir une règle absolue. S’ils commencent à remplacer aveuglément les formes passives par des formes actives, ils n’auront jamais la possibilité de développer leur instinct.
À mon avis, on devrait enseigner aux étudiants à rédiger tout en gardant un œil sur le thème, le propos et le focus. La voix à privilégier s’imposera d’elle-même (du moins je l’espère).
La voix passive n’a jamais mérité tout le mal qu’on a dit d’elle. Ce n’est qu’un des nombreux outils que la langue met à notre disposition. Si vous savez quand vous en servir et pourquoi vous devriez le faire, elle donnera de l’éclat à votre message.
Et vous, fuyez-vous la voix passive? Ou pensez-vous comme moi que tout est dans le thème, le propos et le focus? Dites-le-moi dans les commentaires.
Traduit par Marc-André Descôteaux, Portail linguistique du Canada