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Les années quatre-vingt ou quatre-vingts?

Un article sur l’écriture de les années quatre–vingt(s)
(L’Actualité terminologique, volume 17, numéro 7, 1984, page 18) Les adjectifs numéraux dix, trente, quarante, cinquante, soixante sont invariables. Quand on veut désigner une suite d’années, une série, on recourt le plus souvent au chiffre : les années 30; cependant, en lettres, on écrit sans hésiter : les années trente. Il n’en est pas de même pour vingt qui varie en nombre. « Les années 20 », facile à écrire; « les années vingt » aussi; « les années 80 » encore; mais « les années quatre-vingt(s) »? La réponse n’est ni simple, ni évidente. Ouvrons la discussion par une citation d’André Martinet (Le français sans fard, collection SUP « Le linguiste », Presses universitaires de France, Paris, 1969, page 84) : L’existence, dans leur langue, d’une orthographe grammaticale représente, pour tous les francophones, un terrible handicap. Si le temps qu’on consacre, souvent en vain, à son acquisition était mis à profit pour autre chose, le Français ne serait peut-être plus le monsieur qui ignore la géographie et qui est si faible en calcul mental. L’apprentissage de règles aussi dénuées de fondement rationnel dans la langue contemporaine que celle de l’accord des participes passés après l’auxiliaire avoir contribue à entretenir chez lui un certain « juridisme », un goût pour l’abstraction gratuite qui paraît d’autant plus séduisante que ses fondements dans les faits n’apparaissent pas. Il l’éloigne de l’opération abstractive elle-même, passage du concret à l’abstrait par l’application du principe de pertinence, opération qui fonde la science. Ceci nous vaut des mathématiciens et des grammairiens, mais peu de physiciens et de vrais linguistes. Soyons donc en garde contre notre mentalité latine et française portée à s’offusquer de la jeune frondaison de l’arbre et à ignorer la forêt. Parfois, le mieux est l’ennemi du bien. Dans notre métier de rédacteur, de traducteur ou d’écrivain, le doute, autant que la modestie, est salutaire. L’humour aussi. Et cent fois, doutant de moi-même, je me reporte aux bons auteurs, à ceux dont les ouvrages ont fait leurs preuves. Votre remarque sur l’absence de s à la fin de « les années quatre-vingt(s) » a glissé le soupçon dans mon esprit. Alors j’ai consulté les auteurs, huit ou neuf. Pour ne pas fournir exagérément cette missive, je m’en tiendrai à trois autorités en la matière : Ferdinand Brunot, Grevisse et Dupré, qui résument fort bien l’interprétation générale. A. Ferdinand Brunot, dans La pensée et la langue, Masson et Cie, Paris, troisième édition revue, troisième tirage, 1965, page 121, traite d’abord des noms des dizaines; il rappelle notamment la coexistence, dans le français contemporain, des numérations a) d’origine latine (dix, vingt, trente, quarante, cinquante, soixante, et aussi septante, huitante ou octante, nonante) et b) d’origine celte, système de numération par 20 ou « système vicésimal » de… nos ancêtres les Gaulois, dont il reste notre quatre-vingts (on disait six-vingts, sept-vingts, onze-vingts, quinze-vingts, etc.). À noter que quatre-vingt-dix représente une combinaison des deux systèmes précédents. À vingt, on ajoutait dix. Et Brunot poursuit : Orthographe de vingt et cent. – Les règles actuelles, relatives à l’orthographe de vingt et de cent, étaient inconnues au XVIe et au XVIIe s. : Palsgrave déclarait seulement que vingt et cent restent invariables, quand ils ne sont pas multipliés, que sinon, ils prennent s. De même Meigret. Personne ne se souciait alors de savoir si un autre nom de nombre suivait; on écrivait quatre vingts et un, deux cents mille comme deux cents, etc. La règle moderne est une invention de la fin du XVIIe s., dont l’auteur n’a pas encore été retrouvé. Elle fut acceptée par les grammairiens de la fin du siècle, bien que l’Académie en 1762 l’ignorât encore. Elle a passé de là dans les manuels. Que perdrait-on à l’abandonner? La logique de la complexité inutile qui l’a emporté n’est pas immuable. Mais comment écrire « les années quatre-vingt(s) »? B. Grevisse, dans Le bon usage, Éditions du Renouveau pédagogique, Duculot, onzième édition revue, deuxième tirage, 1980, pages 445-446, note : Vingt et cent prennent un s quand ils sont multipliés par un autre nombre et qu’ils terminent l’adjectif numéral : quatre-vingts francs, […] à quatre-vingts pour cent, etc. Mais : quatre-vingt-deux francs. Quatre-vingt mille francs. (nº 873) Remarques : – 1. Vingt et cent, employés par abréviation pour vingtième et centième, sont invariables : Page quatre-vingt. (nº 874) Hist. – Vingt et cent, quoique invariables en latin, variaient ordinairement autrefois dans les multiples, même s’ils étaient suivis d’un adjectif numéral : Mil cinq cents quatre-vingts neuf […] – La règle actuelle, inventée au XVIIIe siècle, a été arbitrairement imposée par les grammairiens et par les manuels. (nº 875) Grevisse tout comme Brunot, est très critique à l’égard de règles grammaticales superfétatoires, et à la base fragile. Mais comment donc écrire « les années quatre-vingt(s) »? C. Dupré, dans l’Encyclopédie du bon français dans l’usage contemporain, Éditions de Trévise, Paris, tome III, 1973, après avoir rappelé les règles mentionnées ci-dessus, cite le Dictionnaire de l’Académie : « Quatre-vingt s’emploie aussi comme adjectif numéral ordinal pour quatre-vingtième; dans ce cas il ne prend pas d’s. Page quatre-vingt. L’an mil huit cent quatre-vingt » (page 2143). Dupré cite ensuite le Littré : 2. Se prononce ka-tre-vin; l’s se lie : ka-tre-ving-z hommes. L’habitude de compter par vingt (six-vingts, sept-vingts), a fait traiter vingt comme cent, et mettre un s quand il est multiplié par un autre nombre. Cela se conçoit. Mais la suppression de l’s dans certains cas n’est qu’une abréviation orthographique et n’a rien de syntaxique. (Ibid.) Dupré conclut son étude ainsi : Les règles compliquées concernant la présence de s ou son absence dans les chiffres quatre-vingts et cent datent du XVIIIe siècle. L’usage dans la période antérieure était d’écrire toujours quatre-vingts et deux cents. Nos règles sont des inventions des grammairiens. Elles continuent à s’imposer dans l’usage tant graphique que phonétique du point de vue de la liaison. Quand l’s est absent, c’est-à-dire devant un nom de nombre, la liaison de la finale t avec le chiffre suivant commençant par une voyelle ne se fait pas : quatre-ving(t)-un, quatre-ving(t)-onze, alors qu’on prononce vingt et un; au contraire, quatre-vingts (z-) hommes, avec liaison. La règle selon laquelle il faut écrire quatre-vingts pages avec un s, et page quatre-vingt sans s dépasse les bornes de l’absurdité. Toute réforme éventuelle de l’orthographe devrait s’occuper de ce mot en priorité. (Ibid.) Si je reviens à ma question initiale, je peux répondre : l’usage actuel est d’écrire quatre-vingts années, mais l’année mil neuf cent quatre-vingt. Cependant, aucun auteur ne parle des années mil neuf cent quatre-vingt(s), ou des années quatre-vingt(s). Ma réponse, nuancée, est celle-ci : L’emploi de l’expression « les années quatre-vingt(s) » est récent; quelques années, quelques dizaines d’années au plus. En fait, on trouve presque toujours le nombre écrit en chiffres : « les années 80 » « les années 1980 ». Dans ce cas, pas de risque de se tromper! Mais l’expression est alors moins littéraire. L’expression étant récente et, surtout écrite en lettres, d’un emploi rare, on ne s’étonnera pas de n’en trouver aucune attestation dans les grammaires. Nous sommes dans le domaine de l’usage flottant. Ce qui veut dire qu’il est également juste d’écrire les années quatre-vingt ou quatre-vingts. Autre exemple : le mot « medium » a, aujourd’hui, comme pluriel le plus fréquent « médias », mais il a fallu des années avant que l’usage écarte progressivement les formes concurrentes « media », « média » ou « medias ». Dans le cas qui nous concerne, nous saurons mieux dans dix ans la tendance de l’usage. On peut justifier l’absence d’s en disant que « les années quatre-vingt » forme une série plus ordinale que cardinale; on parle dans ce cas de la série d’années comprises entre 1980 et 1989, la série des années « quatre-vingtièmes », précédée de la série des années « soixante-dixièmes » ou « années soixante-dix » et suivie de la série des années « quatre-vingt-dixièmes » ou « années quatre-vingt-dix ». On notera que la difficulté ne se pose pas pour les années soixante-dix ou soixante, ces mots étant invariables. On peut justifier la présence de l’s en disant que, dans « les années quatre-vingts », quatre-vingts est adjectif numéral cardinal, non adjectif numéral ordinal; en effet, si on peut dire la « mil neuf cent quatre-vingtième année » (l’année 1980), on peut parler des « mil neuf cent quatre-vingtièmes années » (les années 1980). Contrairement à la série qui est unique, justifiant ainsi le singulier (l’unique intervalle compris entre 1980 et 1989), ici, les dix années comprises entre 1980 et 1989 sont considérées individuellement : les années quatre-vingt + quatre-vingt-un + quatre-vingt-deux +… quatre-vingt-neuf = les dix années quatre-vingts. On notera que l’anglais est bien plus souple et simple : « the 80’s », «  the 1980’s », « the eighties »; aucun embarras. Il y a quelque temps, ma préférence allait au pluriel, avec s : « les années quatre-vingts ». Cependant, ce n’était qu’une préférence, prête à céder devant l’usage; car, en matière de langue, l’usage fait loi. Mes consultations portaient sur des livres, mais aussi auprès des locuteurs avertis et des usagers ordinaires. Je n’arrivais pas à trouver d’attestation qui ferait pencher la balance. Depuis quelques mois, j’ai rencontré deux occurrences de l’expression « les années quatre-vingt », et l’une et l’autre sans s, dans : Benjamin Damelincourt, « À la gloire de la consommation », in Presse Actualité (Paris), nº 178, décembre 1983, page 41. « La science des années quatre-vingt », in Encyclopaedia Universalis, Universalia 1983, pages 140 et 142. Je serais heureux de bénéficier des observations des lecteurs, pour renforcer ces attestations qui pourraient bien indiquer la tendance de l’usage. D’autre part, comme les bons auteurs sont unanimes à trouver aberrantes les règles compliquées et artificielles du pluriel des nombres, décidées par des théoriciens et que nous, praticiens, perdons souvent du temps à nous interroger sur des accords au fondement douteux, pour ces diverses raisons, aujourd’hui, prudemment, je penche pour l’usage du singulier, avec toutes les précautions qu’exige l’étude d’une langue, domaine relatif des sciences humaines. J’écrirais donc plutôt : « les années quatre-vingt »Aller à la remarque a. « Quatre-vingt(s) : Ce chiffre ne s’écrit « quatre-vingt » (sans s) que s’il est suivi d’un autre adjectif numéral. Exemple : quatre-vingt-deux. On écrira : quatre-vingts millions (substantif), mais : quatre-vingt mille francs. Règle superbement ignorée au Crédit suisse, par exemple, dont le directeur principal a publié récemment un article intitulé « La politique de placement dans les années quatre-vingt ». . . Quant à M. Jeker, membre de la Direction générale, il publie un livre (!) intitulé « Les banques suisses dans les années quatre-vingt ». . . » L’indignation du grammairien rédacteur de la fiche devrait être plus modeste et nuancée. Et ce sont peut-être bien le Crédit suisse et M. Jeker qui ont raison. Remarques Remarque a   Défense du français (Lausanne), nº 200, mai 1980, publie la fiche suivante : Retour à la remarque a
Source : Chroniques de langue (la langue française vue par des langagiers)
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Prendre pour acquis

Un article sur l’expression prendre pour acquis
Jacques Desrosiers (L’Actualité terminologique, volume 31, numéro 1, 1998, page 13) Les disputes linguistiques portent en général sur des expressions dont l’emploi est très répandu mais que les dictionnaires refusent d’accueillir. Leurs partisans les défendent au nom de l’Usage, leurs détracteurs les rejettent au nom de la Norme. Ces disputes ressemblent à des querelles des anciens et des modernes, où les seconds accusent les premiers d’être ennemis de l’usage, lesquels ennemis se défendent en invoquant le « bon » usage. L’usage, dans ces chicanes, est comme les fleurs et le printemps : tout le monde est pour. Ce n’est pas tout à fait le cas d’un autre genre de querelles qui, pour être plus rares, ne manquent pas moins de piquant : elles portent sur des tournures qui non seulement sont fréquentes dans l’usage, mais en plus figurent en toutes lettres dans de respectables ouvrages, – et sur lesquelles on continue à s’acharner, en excommuniant à la fois usage et dictionnaires. Pensons à s’avérer faux dont il a été question dans L’Actualité terminologiqueNote de bas de page 1 et que certains considèrent encore comme une contradiction, alors qu’il est reçu par le Grand Larousse de la langue française, rien de moins, depuis un quart de siècle. Plusieurs sources soutiennent qu’avoir le meilleur sur quelqu’un est un calque inacceptable de to get the better of someone, mais l’expression figure dans le Trésor de la langue française (TLF), le Grand dictionnaire encyclopédique Larousse (GDEL) et le Hanse, qui tous ignorent royalement l’objection que sa syntaxe serait fautive. La responsabilité de ne pourrait être suivi d’un infinitif, prétend-on : nous aurions le droit de dire la responsabilité de la gestion, mais non la responsabilité de gérer. Or le Grand Robert renferme plusieurs citations d’écrivains célèbres, comme Colette ou Jean d’Ormesson, qui commettent volontiers cette soi-disant fauteNote de bas de page 2. Paul Léautaud va jusqu’à écrire : On n’est pas plus responsable d’être intelligent que d’être bête (à l’entrée fier). Calques de l’anglais? On ne peut s’empêcher de penser à ce que disait le préfacier du Thomas à propos des néologismes, à savoir que ceux « adoptés par quelques bons écrivains […] ont de fortes chances de survivre à toutes les censures »Note de bas de page 3. Entre peut-être aussi dans la même catégorie l’un des « anglicismes » les plus répandus chez nous : prendre pour acquis. Tout le monde connaît par cœur l’article de catéchisme : ne dites pas prendre pour acquis, dites tenir pour acquis!  Prendre pour acquis est marqué d’infamie par à peu près tous les ouvrages normatifs publiés au Canada depuis les années 60, du premier Dagenais à la toute dernière édition du Multidictionnaire, en passant par Objectif : 200, le Dictionnaire de Darbelnet, le Colpron, tous les recueils d’anglicismes et manuels du bon parler sur le marché, les fiches Repères-T/R du Bureau de la traduction, les fiches de Radio-Canada, les logiciels de correction dernier cri et une foule d’autres documents qu’il serait fastidieux d’énumérer tellement la liste en serait longue, sans parler des sites Web consacrés aux anglicismes, des meilleurs comme celui de l’OLF, à d’autres moins connusNote de bas de page 4, où la probabilité que prendre pour acquis y figure, vissé sur le banc des accusés, est de cent pour cent. Prendre pour acquis, dit l’auteur du Dictionnaire des canadianismes, Gaston Dulong, est « à proscrire ». Un peu plus, et on croirait que son emploi est nocif pour l’environnement. Ses chances de survie semblent minces. Seule sa popularité, son emploi vivant dans le français de tous les jours peut expliquer qu’on continue à le condamner avec tant de vigueur. Peut-être craint-on qu’en le laissant entrer dans la langue, on ouvre la porte toute grande aux pires abus; ce serait le loup dans la bergerie. Mais faut-il vraiment garder le cadenas dans la porte? On peut émettre des doutes. Primo, prendre pour acquis n’est pas une spécialité locale. Il figure dans le TLF depuis dix ans, sagement intercalé entre prendre ses désirs pour des réalités et prendre qqch. pour argent comptant, avec une citation de Maurice Merleau-Ponty remontant à 1945Note de bas de page 5. On dira que le TLF est un dictionnaire descriptif et non normatif, les auteurs prennent pourtant bien soin de souligner dans la préface que « toute collaboration élaborée [telle qu’un dictionnaire] vise à l’adhésion du destinataire » et que « les exemples, en même temps qu’ils sont des preuves, sont aussi des modèles d’énoncés analogues »Note de bas de page 6. La grammairienne Madeleine Sauvé l’avait aussi relevé il y a une vingtaine d’années (sans l’entériner) sous la plume d’Alain Rey, responsable de la rédaction des dictionnaires RobertNote de bas de page 7. Il figure dans le Robert québécois d’aujourd’hui, qui le traite comme un parfait synonyme de tenir pour acquis, mais ce dictionnaire-là, bien sûr, on le consulte en cachette… Certains reprocheront à Merleau-Ponty d’avoir commis une faute, à Alain Rey d’avoir eu un moment d’inattention, au TLF son manque de prudence, au Robert québécois son laxisme douteux… Mais quand on voit une expression circuler à gauche et à droite pendant un demi-siècle, on peut se demander s’il est encore possible de la faire disparaître, surtout si elle en vient à faire partie du bagage linguistique d’auteurs dont le français est soigné, comme le philosophe québécois Michel Morin qui écrit : l’individu… […] a pris pour acquis que son avènement à l’Humanité passait par ce que la Culture lui proposaitNote de bas de page 8, ou l’essayiste français Gerald Messadié qui s’en approche en écrivant : Et l’on a vu se constituer ainsi un « athénocentrisme » qu’on prenait pour un fait acquisNote de bas de page 9. Secundo, si l’on peut concéder que prendre pour acquis est plus particulièrement fréquent dans le contexte général de la traduction, où il faut souvent rendre to take for granted, on peut en dire autant de tenir pour acquis. Ce n’est pas un tour si courant en français. Sa syntaxe est bien sûr irréprochable. Mais il faut se forcer un peu pour l’employer; il a quelque chose d’endimanché qui se porte mal le reste de la semaine. Il est d’ailleurs cocasse de constater que ceux qui accusent prendre pour acquis d’anglicisme nous enjoignent d’employer à sa place « l’expression » tenir pour acquis. Car, en dehors des ouvrages normatifs, cette prétendue « expression » n’apparaît que dans le GDEL et le Lexis. Comment une « expression » française peut-elle être parfaitement ignorée par le Petit Robert, le Grand Robert, le Petit Larousse, le Grand Larousse, le Trésor de la langue française, le Logos-Bordas, le Dictionnaire du français plus, bref par la majorité des dictionnaires français? Alors qu’on croit avoir découvert qu’à l’anglais to take for granted correspond en français, par une coïncidence dans l’évolution de la langue, une expression toute faite et comme tombée du ciel, on finit par se demander si elle n’a pas été promue artificiellement au rang d’expression figée pour contrer l’autre. Tout se passe comme si on avait édicté un commandement : to take for granted tu traduiras toujours par tenir pour acquis! La correspondance entre les deux est si forte que chaque fois qu’on voit l’un dans l’anglais, on peut être sûr que la traduction nous servira l’autre; et, inversement, quand tenir pour acquis apparaît dans un texte français, on peut souvent gager qu’on est en train de lire une traduction et non un original. C’est du moins ce que j’ai constaté dans le compte rendu des Débats de la Chambre des communes. Lorsqu’on y lit, le 8 octobre 1997, dans une intervention du ministre Pierre Pettigrew : Je prends pour acquis que les députés connaissent bien leur comté, il suffit de remonter un peu pour voir que nous sommes dans un passage coiffé de la mention [Français]. Quand, le même jour, on y lit que Le Canada peut tenir pour acquis qu’en toute circonstance un véritable gouvernement dirigera le pays, on découvre vite qu’il s’agit d’une [Traduction]. J’ai été frappé de le relever sous la plume du journaliste Gilles Lesage, qui écrivait dans sa revue de la presse anglophone dans Le Devoir du 22 octobre 1996 : tenant pour acquis qu’une autre majorité libérale était déjà dans le sac; mais j’ai aussitôt constaté qu’il traduisait dans ce passage un article du Toronto Star. Pourtant, dans leur partie anglais-français, les dictionnaires bilingues, eux, ne traduisent pas to take for granted par tenir pour acquis. Ils proposent des tournures traditionnelles comme « considérer que qqch. va de soi, tenir pour certain ou établi, être convaincu » (Grand dictionnaire français-anglais/anglais-français de Larousse), « considérer comme allant de soi ou admis, tenir pour certain » (Robert & Collins Super Senior), « considérer qqch. comme admis ou comme convenu » (Harrap’s Shorter), « considérer qqch. comme allant de soi » (Hachette-Oxford), « considérer comme admis » (Password). Les bilingues recourent aux ressources générales du français. Il est étonnant que, dans leur partie français-anglais, le Harrap’s, le Robert & Collins et le Hachette-Oxford redécouvrent par magie tenir pour acquis, qu’ils rendent alors par to take for granted. De fait, l’usage de nombreux locuteurs est hésitant : on connaît tenir pour acquis, mais on ne peut s’empêcher d’employer prendre pour. Dans un discours prononcé à Laval en octobre 1996, le PDG de la Banque de développement du Canada affirme que l’avenir ne peut plus être pris pour acquis, puis, quelques minutes plus tard, comme pour se reprendre, il parle d’une vue à court terme, où l’avenir est tenu pour acquisNote de bas de page 10. Même indécision dans ce texte de l’Ordre des comptables agréés du Québec : nous tenons pour acquis que […] ce pourcentage et si on prend pour acquis que la TVQ sera harmonisée avec la TPSNote de bas de page 11… On a beau déraciner prendre pour acquis, il repousse toujours. En dernier recours, les durs de durs parmi les puristes invoqueront des arguments sémantiques et syntaxiques contre prendre pour acquis. Ils soutiendront que tenir pour et prendre pour n’ont pas le même sens : les deux veulent dire « considérer comme », mais prendre pour connote souvent une idée de méprise, comme le souligne le Dictionnaire historique de la langue française (établi par Alain Rey!). Prendre quelqu’un ou quelque chose pour, c’est « regarder à tort comme étant», dit encore le Grand Larousse. En somme, prendre pour acquis ne devrait pas tant son allure suspecte au fait qu’il soit un calque de l’anglais – après tout, tenir pour acquis n’est pas beaucoup plus éloigné du mot à mot, il ressemble à son correspondant anglais comme deux gouttes d’eau, – qu’au fait que prendre une chose ou une personne pour implique qu’on se trompe, qu’on est victime d’une confusion. Pensons à des tournures comme pour qui se prennent-ils?, je l’avais prise pour une autre, ils prennent des vessies pour des lanternes. Autrement dit, prendre pour est péjoratif. C’est justement parce qu’ils lui avaient donné un sens positif inattendu que les soixante-huitards avaient obtenu un si bon effet de style en écrivant sur les murs de Paris : Prenez vos désirs pour des réalités! Il importe de retenir que l’idée de méprise n’est pas obligatoire : le Robert historique dit bien qu’elle est « souvent » présente. Dans cet exemple du TLF, prendre pour a plus le sens neutre d’« interpréter » ou de « considérer comme » que celui de « se tromper » : Il la prie de sécher ses larmes, qui pourraient être prises pour un augure sinistre par ses guerriers. Il faut rappeler que prendre pour a longtemps été construit dans la langue classique sans l’idée de méprise, avec exactement le même sens qu’aujourd’hui tenir pour, comme dans prendre pour bon ou encore dans ces exemples, de Montaigne (XVIe s.) et de Rousseau (XVIIIe) respectivement, que donne le Grand Robert : nous prendrions pour certain l’opposé de ce que dirait le menteur et je le prenais tout de bon pour raisonnable. Calques de l’anglais? Du côté de la syntaxe, on opposera que prendre pour acquis est mal construit, étant donné qu’au contraire de tenir pour, prendre pour peut se faire suivre d’un substantif ou d’un pronom, mais non d’un adjectif comme acquis. Mais cette objection est superficielle : les emplois de la langue classique que l’on vient de citer montrent que prendre pour s’est longtemps fait accompagner d’adjectifs. Si prendre pour acquis et tenir pour acquis continuent à se regarder en chiens de faïence, leur face à face risque de durer longtemps. Personne n’a l’autorité pour décider seul; c’est l’usage qui tranchera, et ce qu’en feront les grands dictionnaires : ou bien ils accueilleront prendre pour acquis, ou bien ils l’écarteront pour de bon au profit de tenir pour acquis. Peut-être les deux tournures disparaîtront-elles pour laisser la place à des formulations traditionnelles comme considérer comme acquis. J’ai quand même l’impression que prendre pour acquis s’imposera avec le temps, si ce n’est déjà fait. L’acharnement linguistique à maintenir tenir pour acquis en vie ne devrait pas susciter trop d’espoir. Il faudrait le faire avaler de force aux bilingues, avertir les Merleau-Ponty et autres Alain Rey que prendre pour acquis n’est pas français, écrire aux auteurs des grands dictionnaires comme le Grand Robert, le Trésor de la langue française, le Grand Larousse et quelques autres, sans oublier l’Académie française, pour leur signaler qu’ils ont négligé d’inscrire dans leurs pages cette juteuse expression qu’est tenir pour acquis. En somme, il faudrait presque avoir une dent contre l’usage. Références Note de bas de page 1 L’Actualité terminologique, vol. 30, nº 2, 1997. Retour à la référence de la note de bas de page 1 Note de bas de page 2 Une responsabilité écrasante pèse sur vous tous, – celle de protéger, de prolonger, d’embellir ma scintillante, ma précieuse petite vie d’elfe (Colette, citée au mot écrasant dans le Grand Robert). Bon nombre d’historiens […] ont la responsabilité assez lourde d’avoir contribué à cette contagion (d’Ormesson à enticher). Pauline prenait la responsabilité de modifier les chiffres (Jacques Chardonne, à faux). Retour à la référence de la note de bas de page 2 Note de bas de page 3 Cité par Jacqueline Bossé-Andrieu, « Entre la norme et l’usage (suite et fin) », L’Actualité terminologique, vol. 30, nº 3, p. 21. Retour à la référence de la note de bas de page 3 Note de bas de page 4 Voir entre autres VOCOR (www.ntic.qc.ca/cscantons/vocor/Vocor_page_1.html), Sans faute! De Planète Québec (planete.qc.ca/chroniques-de-langue/sdl/sdl6.htm) ou les téléinformations linguistiques des HEC (www.hec.ca/servco/telep.htm). Retour à la référence de la note de bas de page 4 Note de bas de page 5 « Il y a une conception objective du mouvement qui le définit par des relations intramondaines, en prenant pour acquise l’expérience du monde. » Retour à la référence de la note de bas de page 5 Note de bas de page 6 TLF, vol. 1, p. XVI. Retour à la référence de la note de bas de page 6 Note de bas de page 7 Le célèbre lexicographe écrivait, parlant de Furetière : « sans mépriser les indications qu’il y trouve, le biographe ne doit rien prendre pour acquis de ce texte ». Cité par Madeleine Sauvé, Observations grammaticales et terminologiques, fiche nº 108, octobre 1978, p. 4. Retour à la référence de la note de bas de page 7 Note de bas de page 8 Mort et résurrection de la loi morale, Montréal, Hurtubise HMH, 1997, p. 28. Retour à la référence de la note de bas de page 8 Note de bas de page 9 Histoire générale de Dieu, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 279. Retour à la référence de la note de bas de page 9 Note de bas de page 10 www.bdc.ca/site/francais/right/gallery/down.html. Retour à la référence de la note de bas de page 10 Note de bas de page 11 www.ocaq.qc.ca/francais/biblio/comifisc/Que01_97.htm. Retour à la référence de la note de bas de page 11
Source : Chroniques de langue (la langue française vue par des langagiers)
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Mil aurait-il franchi ses derniers milles?

Un article sur les mots mil et mille
Christine Hébert et Christiane Melançon (L’Actualité terminologique, volume 36, numéro 1, 2003, page 16) « La langue française, pour la joie des nostalgiques et le tourment des écoliers, traîne son histoire avec elle. »  – Laurent Laplante. La Mémoire à la barreNote de bas de page 1. On serait tenté de croire que les voies grammaticales sont insondables, tant elles nous semblent parfois dénuées de toute logique. Ainsi en est-il du mot mil employé pour désigner les millésimes et de son proche parent, mille, dont la graphie capricieuse varie selon les auteurs et les situations. Le XXe siècle étant révolu, on peut dès lors se demander si le mot mil n’aurait pas franchi ses derniers milles. Au passage à l’an 2000, la graphie mil, encore d’usage, entre autres, dans les écrits littéraires et juridiques pour désigner une année de l’ère chrétienne, est disparue des textes servant à décrire le présent. Quand mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf a cédé la place à l’an deux mille, il a peut-être aussi serré la graphie mil parmi les usages du passé. Après un parcours de près de mille ans, le mot mil a-t-il tout bonnement terminé sa course? Pour répondre à cette question, il sera utile de retracer le chemin emprunté par mil au fil des siècles, afin d’en connaître les origines et de suivre l’évolution de la norme grammaticale qui s’y rattache. Les origines Ainsi que l’illustre le tableau qui suit, les formes mil et mille actuelles tirent leur origine de mille – singulier – et millia - pluriel. Leur invariabilité, qui semble aujourd’hui une excentricité grammaticale, suit pourtant la logique interne de la langue : mil, étant depuis toujours singulier, ne peut être multiplié, et mille (l’adjectif numéral) ne prend jamais de « s ». Origine des mots mil et milleNote de bas de page 2 Latin milia mīlle (singulier) millia (pluriel) Ancien français mil (XIe – XIIIe siècles) millie (1080) mile (1145) mille (1208) En outre, on peut se demander d’où vient le fait que mil et mille sont homophones [mil] malgré leur différence orthographique. Cela tient aussi à leur origine commune (milia), dont mille, à l’instar de mil, a conservé la prononciation [l] plutôt que [j]. C’est à cette homophonie qu’on doit la confusion qui règne depuis longtemps dans l’esprit des utilisateurs, qui emploient mil et mille presque indifféremment. Ainsi, on lira huit mil livres, l’année mille six cents trois ou cent milNote de bas de page 3. Il faudra attendre les XVIe et XVIIe siècles pour que les grammairiens songent à vouloir y mettre de l’ordre. Pour leur part, Vaugelas et Bouhours affirment que des expressions telles que je lui ai milles obligations et il m’a fait milles amitiés sont des erreurs très fréquentes chez les femmesNote de bas de page 4 [sic]. L’histoire nous apprend bien sûr que les femmes n’avaient pas l’exclusivité de ces écarts, que commettaient certains écrivainsNote de bas de page 5 et des imprimeursNote de bas de page 6 pressés d’aligner de longues séries de caractères. L’évolution de la norme Au début du XVIe siècle, le grammairien PalsgraveNote de bas de page 7 établit une règle voulant que mille soit de mise sauf quand il est question des années. Selon lui, il convient d’écrire mil dans toute phrase où le mot an précède immédiatement mil. Il ajoute que cette graphie s’emploie devant le mot hommes, par exemple, trois mil hommes. De leur côté, Oudin et RicheletNote de bas de page 8 décrètent que mil ne doit être utilisé que pour parler des années. C’est là une règle qui s’imposera dès le début du XVIIIe siècle. Vaugelas et Ménage font observer que mille « n’avoit point de plurielNote de bas de page 9 ». Leur mise en garde visait à corriger une erreur courante : mille évoquant l’idée du singulier, on écrivait souvent milles. Enfin, Ménage précise que mil ne sert qu’à désigner les années. L’usage contemporain Au XXe siècle, LarousseNote de bas de page 10 admet l’orthographe mille dans l’un et l’autre cas. En 1959, Grevisse maintient toutefois, à l’instar de l’Académie, la préférence pour mil dans les dates de l’ère chrétienne, quand celui-ci est suivi d’un ou de plusieurs nombres. Il faudra attendre le grammairien Joseph Hanse pour contester cette préférence de l’Académie et la déclarer « caduqueNote de bas de page 11 ». Divers ouvrages consultés, tant français que québécois, montrent toutefois que, jusqu’à l’an 2000, les deux graphies sont jugées acceptables. En toute logique, si l’année 2000 a sonné le glas de la graphie mil pour désigner le présent ou le futur, tout porte à croire qu’elle continuera, du moins un temps, d’exprimer le passé de l’ère chrétienne, au grand bonheur des nostalgiques. Et comme toujours, c’est l’usage qui en décidera. D’ailleurs, rares sont les mots dont la fin de parcours est fixée par les grammairiens plutôt que par l’usage. Références Note de bas de page 1  LAPLANTE, Laurent. La Mémoire à la barre, Montréal, Écosociété, 1999, p. 224. Retour à la référence de la note de bas de page 1 Note de bas de page 2  REY, Alain (dir.). Dictionnaire historique de la langue française, Paris et Montréal, DICOROBERT, 1992, p. 1244. Retour à la référence de la note de bas de page 2 Note de bas de page 3  HAASE, A. Syntaxe française du XVIIe siècle, 5eéd., Nouvelle édition traduite et remaniée par M. Obert. S.l., Librairie Delagrave, 1965, p. 116. Retour à la référence de la note de bas de page 3 Note de bas de page 4  Cité par HAASE, ibid., p. 117. Retour à la référence de la note de bas de page 4 Note de bas de page 5  BRUNOT, Ferdinand. La pensée et la langue. 3eéd., S.l., Masson et Cie, 1965, p. 122. Retour à la référence de la note de bas de page 5 Note de bas de page 6  HAASE, ibid. Retour à la référence de la note de bas de page 6 Note de bas de page 7  HAASE, ibid. Retour à la référence de la note de bas de page 7 Note de bas de page 8  HOUDIN et RICHELET. in BRUNOT, Ferdinand, op. cit. Retour à la référence de la note de bas de page 8 Note de bas de page 9  BRUNOT, Ferdinand, ibid. Retour à la référence de la note de bas de page 9 Note de bas de page 10  LAROUSSE. Larousse du XXe siècle, (6 vol. 1928-1933; suppl. 1953). Retour à la référence de la note de bas de page 10 Note de bas de page 11  Blampain, Daniel et Joseph Hanse. Nouveau dictionnaire des difficultés de la langue française, Bruxelles, Duculot, 2000, p. 359. Retour à la référence de la note de bas de page 11
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Traduire le monde : les unités monétaires

Un article sur la traduction des unités monétaires
André Racicot (L’Actualité langagière, volume 4, numéro 1, 2007, page 32) L’écriture des noms d’unités monétaires pose toute une série de problèmes. Tout d’abord, quel est le genre de taka, la devise bangladaise? La même question peut d’ailleurs se poser quant aux divisions des monnaies. Par exemple, le yen japonais se divise en 100 sen. Mais dit-on un ou une sen? Le lecteur attentif aura sûrement remarqué l’absence de la marque du pluriel dans 100 sen. C’est l’usage dans le cas des divisions moins connues, alors que les plus courantes s’accordent au pluriel, comme cents, centimes, centavos, etc. Pour connaître le genre et le pluriel d’une devise, ainsi que le nom de l’unité divisionnaire, il suffit de consulter le bulletin de terminologie 334 des Nations Unies. Pour compliquer un peu les choses, les noms de devises changent parfois. Évidemment, des unités comme le dollar états-unien ne sont pas près de disparaître. Un changement spectaculaire à ce chapitre est survenu lorsque des devises célèbres comme le mark allemand, le franc français et d’autres moins connues, le florin néerlandais par exemple, ont tiré leur révérence. Vive l’euro! D’ailleurs, l’avènement de la devise européenne a amené la création d’un nouveau symbole : €. Des symboles comme $, ¥ et £ sont courants tout en étant pratiques et permettent de ne pas écrire au long le nom de l’unité monétaire. Ils sont une bénédiction dans les tableaux comme dans les textes de longue haleine à saveur économique. Le langagier rompu à ce genre de textes finit un jour ou l’autre par découvrir qu’il existe une deuxième manière d’abréger les noms de devises. Celle-ci est d’ailleurs particulièrement déroutante. Il s’agit d’un code de trois lettres dont voici quelques exemples : le dollar états-unien devient USD; le won coréen KRW, la roupie indonésienne IDR et le tugrik mongol MNT. Heureusement, une simple recherche dans la Grande Toile permet de découvrir le code ISO 4217, de l’Organisation internationale de normalisation. Celui-ci se compose des deux lettres d’un autre code de l’organisation, le 3166, sur les noms de pays, auquel on ajoute généralement la première lettre de l’unité monétaire. Quelques exemples : la livre sterling : GBP, la roupie indienne : INR, le shiling du Kenya : KES. Le symbole de l’euro échappe toutefois à cette règle : EUR. D’après l’Ordre des comptables agréés du Québec, il semble que le code ISO 4217 se répand de plus en plus hors du domaine bancaire. D’ailleurs, l’Ordre estime que les symboles sont pratiques dans les textes comptables ou financiers. Il faut cependant admettre que, de ce côté-ci de l’Atlantique, ils sont peut-être moins courants et, surtout, moins compréhensibles. Le symbole GTQ, qui désigne le quetzal guatémaltèque, peut facilement dérouter. Évidemment, une recherche dans Internet permet de résoudre l’énigme. Il est en effet facile de trouver des sites qui reproduisent le code de la norme ISO 4217. On conviendra toutefois que les abréviations comme $CAN, $US et $A (Australie), sans compter celles de l’euro et du yen, sont autrement plus pratiques et courantes. D’ailleurs, le Bureau de la traduction en recommande l’utilisation, de même que l’Office québécois de la langue française. Ces abréviations rendent les textes nettement plus lisibles. Dans les écrits qui ne sont pas de nature financière, énoncer le nom d’une devise peut aussi être un bon moyen d’éviter l’utilisation de symboles parfois ténébreux, symboles qui viennent s’ajouter aux trop nombreux sigles qui encombrent maintenant les textes français.
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Comment courir un risque

Un article sur différents problèmes de traduction et de rédaction.
Jacques Desrosiers (L’Actualité langagière, volume 7, numéro 3, 2010, page 21) Q. Une nouvelle traductrice me propose la traduction suivante à une question d’évaluation des stagiaires à un cours des Forces canadiennes : Quel est le principal risque de déplacer rapidement une victime? (What is the chief danger in moving a victim quickly?). Je lui ai proposé la correction suivante : Quel est le principal risque associé au déplacement rapide d’une victime? Elle me demande pourquoi sa formulation est incorrecte. Je lui ai donné des éléments de réponse, mais j’aimerais une explication claire, convaincante et pratique. R. Je suis tout à fait d’accord avec vous que quelque chose cloche dans la phrase de la traductrice et qu’il faut, comme vous l’avez fait, étoffer, c’est-à-dire bien articuler les éléments de la phrase pour que le sens soit clair. Pour voir ce qui ne tourne pas rond dans cette phrase, il suffit de la comparer avec des emplois courants de la construction risque de : risque d’incendie, risque de décès, risque de confusion, risque d’épidémie courir le risque de tomber, de perdre, de déplaire Qu’ont tous ces exemples en commun? Le complément du nom (d’incendie, de tomber, etc.) décrit le danger éventuel auquel on s’expose, et non l’action que l’on fait. Le verbe risquer se comporte de la même façon : il risque de pleuvoir, elle risque d’échouer. Dans la phrase du début, le risque qui est couru n’est pas de déplacer la victime, c’est par exemple celui d’aggraver son état. Le déplacement rapide de la victime est la cause, l’aggravation de son état la conséquence. Dans des contextes généraux, on parlera volontiers des risques du métier ou des risques de la guerre, c’est-à-dire des risques que comporte le métier ou la guerre. Mais avec l’infinitif, c’est le tour figé risque de, consigné dans les dictionnaires, que l’on perçoit dans la phrase. Le lecteur s’attend ainsi à voir énoncer le risque en question. Voilà pour l’usage. Du point de vue grammatical, du moins selon certains ouvragesAller à la remarque a, une construction infinitive comme l’espoir de réussir vient d’une construction avec complétive, par exemple l’espoir qu’il réussira. Lorsqu’il n’est pas nécessaire d’énoncer le sujet, on préfère l’infinitif. Au lieu de dire le risque que l’on aggrave l’état de la victime, on dit le risque d’aggraver l’état de la victime. Mais on ne dira jamais : le risque que l’on déplace rapidement la victime. On ne peut donc aboutir au tour : le risque de déplacer rapidement la victime. Des mille et des cents Q. Y a-t-il une règle concernant la façon de désigner verbalement une année : par exemple, doit-on dire « mille neuf cent quarante » ou est-il correct de dire aussi « dix-neuf cent quarante »? Quelqu’un m’a dit qu’à partir des années 1700, on devait dire « mille sept cent » et non « dix-sept cent ». Est-ce uniquement une question d’euphonie, donc une question plutôt subjective? R. Voilà une « règle » aux origines obscures, qui d’ailleurs ne concerne pas exclusivement les années, mais tous les nombres de 1100 à 1999. Règle d’autant plus étrange qu’elle varie d’un grammairien à l’autre. Divers ouvrages, dont le Grevisse, fixent en effet une frontière à 17 : l’usage préférerait seize cent mais mille sept cent. L’Académie française, elle, trace plutôt une ligne entre la langue écrite et la langue parlée, comme on le voit dans son dictionnaire en ligne, à l’entrée mille : Dans l’usage courant, au lieu de mille cent, mille deux cents, etc., on dit plutôt onze cents, douze cents, etc., jusqu’à dix-neuf cents : Onze cents francs, seize cents euros. En revanche, dans la langue écrite, et notamment dans un texte juridique, administratif ou scientifique, on préférera les formes : mille cent, mille deux cents, etc. Une somme de mille deux cent cinquante francs. Une superficie de mille cinq cents mètres carrés. Hanse jugeait pourtant équivalents il y a déjà trois lustres en mille neuf cent quarante et en dix-neuf cent quarante (3e édition de son Nouveau dictionnaire, 1994). Le Petit Robert ne fait aucune distinction, ni le Dictionnaire des difficultés du français d’aujourd’hui de PéchoinNote de bas de page 1. Quelques autres ouvrages comptent en centaines jusqu’à 16, puis laissent le choix au-delà. Je crois qu’il vaut mieux suivre Péchoin. Les exemples du Grevisse lui-même donnent à réfléchir : comme s’il s’amusait à contredire la règle, Stendhal écrit « mille cent cinquante francs » dans la Chartreuse de Parme et « dix-huit cent trente-six » dans sa correspondance. La langue écrite actuelle non plus n’est guère impressionnée. Jusqu’à 16, par exemple, les moteurs de recherche aujourd’hui donnent beaucoup moins de douze cents et quatorze cents que de mille deux cents et mille quatre cents, comme : L’Année du bac a été jouée plus de mille deux cents fois dans le monde, et traduite en une douzaine de langues.Le Monde, 18 novembre 2005 Je suis étonné de voir le Grevisse et le Hanse-Blampain (2005) soutenir que douze cents est plus fréquent que mille deux cents, alors que je constate exactement le contraire dans le bon usage. Et pour reprendre l’exemple de l’Académie plus haut, j’ai relevé une poignée seulement de douze cent cinquante contre une soixantaine de mille deux cent cinquante dans la bonne presse européenne, par exemple : QUATRE volumes, mille deux cent cinquante pages consacrées aux liens tissés puis défaits entre histoire savante, science religieuse et monarchie administrative.Le Monde, 17 février 1989 À partir de 17, inversement, cent est loin d’être absent de la langue écrite. Ainsi sous la plume de Michel Vastel dans le Soleil : Elle tenait un langage de vieux contestataire des années dix-neuf cent quelque chose. 21 février 2000 Et d’une journaliste du Monde : La plus grande part des résidus des entreprises, soit 40 millions de tonnes par an, sont mises en dépôt dans environ dix-sept cent cinquante décharges privées. 24 janvier 2002 La dernière édition du Bon usage faite par Maurice Grevisse lui-même (1980) précisait : « on dit indifféremment : mil sept cent… ou : dix-sept cent ». Dans les éditions ultérieures, André Goosse a fait sauter « on dit indifféremment », s’en tenant comme l’Académie au critère langue écrite/langue parlée, à partir de 17 : mille quand on écrit, cent quand on parle. On a vu que cette préférence de l’usage n’est pas évidente. Il est bien possible que, dans certains contextes, mille soit senti comme plus soigné, quel que soit le chiffre. Mais ce n’est pas une raison pour rétrograder cent à la langue parlée. L’euphonie joue sans doute un rôle. Si c’est le cas il n’y a pas de quoi inventer un interdit. On devrait garder la liberté de choix, quitte à fixer des balises dans certains contextes. Sinon, devra-t-on dire que Voltaire est né en seize cent quatre-vingt-quatorze et mort en mille sept cent soixante-dix-huit? Quand il y a deux façons de dire quelque chose, il ne s’ensuit pas que l’une est correcte, l’autre incorrecte. Le sens réel des mots Dans un article paru dans le numéro de décembre 2002 de L’Actualité terminologique (vol. 35, nº 4), j’ai traité de l’emploi des conjonctions de comparaison ainsi que, de même que et commeNote de bas de page 2. Mon propos était de montrer que ces conjonctions pouvaient très bien avoir une valeur de coordination. Par exemple, comme est l’outil de comparaison par excellence en français (la haine, comme l’amour, ne se nourrit que de la présence). Mais il peut aussi avoir une valeur d’addition ou de coordination, c’est-à-dire le sens de et (le chien comme le chat sont des mammifères) – ce que confirme d’ailleurs l’accord du verbe. La première rubrique de l’entrée comme dans le Petit Robert sépare nettement, dans deux sections distinctes, ces deux sens de la conjonction. Et dans mon article, pour illustrer la valeur de coordination, je reprenais justement l’exemple fourni par le Petit Robert dans la section « addition » : sur la terre comme au ciel. Or un réviseur perspicaceAller à la remarque b m’a signalé que le Robert a mis cet exemple à la mauvaise place, car dans cette expression comme ne peut exprimer l’addition. L’expression est tirée du passage que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, du célèbre Notre Père. Non seulement la conjonction employée dans le texte grec original de l’Évangile où apparaît cette prière exprimerait la comparaison, mais en plus, du point de vue de la bonne vieille théologie, il est inconcevable que l’être humain puisse demander que la volonté divine s’exerce dans la sphère céleste. La personne qui prie demande en fait que la volonté divine s’exerce sur la terre comme elle s’exerce déjà au ciel. Car, en langage théologique, la volonté divine s’exerce parfaitement dans la sphère céleste. En langage profane, demander que la volonté divine s’exerce dans le ciel dépasse le champ des compétences de la personne qui prie, et contredit des principes fondamentaux du christianisme. Comme n’a aucune valeur d’addition ici. C’est une pure comparaison. Il faudrait donc que l’exemple soit déplacé dans la section « comparaison ». Le réviseur et un de ses collègues ont déjà écrit à ce sujet aux éditeurs du Petit Robert. Ils attendent toujours une réponse. Souhaitons que leur prière soit exaucée. Remarques Retour à la remarque a Comme la Grammaire méthodique du français, 3e éd., de Riegel, Pellat et Rioul (Presses Universitaires de France, 1994). Retour à la remarque b André Pinard, du Groupe de traduction Masha Krupp, à Ottawa. Notes Retour à la note1 Larousse, 1998. Retour à la note2 Voir les « Chroniques de langue » sur le site de TERMIUM Plus®.
Source : Chroniques de langue (la langue française vue par des langagiers)
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Mots de tête : « à ou ou? »

Un article sur l’expression le choix de à ou ou entre deux nombres
Frèdelin Leroux fils (L’Actualité langagière, volume 6, numéro 3, 2009, page 12) Il y a cinq à six morts par mois. (Rolande Allard-Lacerte, Le Devoir, 10.6.92) C’est sans doute de mon intérêt pour les oiseaux que m’est venue l’idée de ce billet. À force de lire dans les guides que la femelle pond « 3 à 4 œufsNote de bas de page 1 », « 4 à 5 œufsNote de bas de page 2 » ou « six à sept œufsNote de bas de page 3 », j’ai fini par m’interroger sur la condamnation dont cet usage fait l’objet. Ce tour est condamné depuis longtemps, aussi bien chez nous qu’en France. Ici, Raoul RinfretNote de bas de page 4 énonce la règle dès 1896 : « Entre deux nombres consécutifs, il faut employer la conjonction ou lorsque le substantif qui suit est indivisible, et à s’il est divisible : Il y avait sept ou huit personnes. Il y a cinq à six lieues. » Quelques années plus tard, l’abbé BlanchardNote de bas de page 5 se contentera de rappeler la forme fautive à éviter. En France, la condamnation émanerait de l’Académie elle-même, d’après le vieux Clifton-GrimauxNote de bas de page 6. À la suite de l’exemple « Sept à huit chevaux, seven or eight horses », les auteurs ajoutent : « In such phrases as this last, the French Academy condemns the use of à and recommends ou instead of it, because the objects in question are indivisible units. » C’est effectivement ce qu’on trouve à partir de la 6e édition (1835) du dictionnaire : « À se place aussi entre deux nombres consécutifs lorsqu’ils se rapportent à des choses qui peuvent se diviser par fractions. Deux à trois livres de sucre. On dit, Cinq ou six personnes, et non, Cinq à six personnes. » Depuis, bien des ouvrages ont emboîté le pas, notamment un Ne dites pas… Mais dites… de 1926 : « À ne s’emploie dans les évaluations que quand la quantité dont il s’agit peut être fractionnéeNote de bas de page 7. » Et les dictionnaires des difficultés plus récents, comme le fameux ThomasNote de bas de page 8 : « Placé entre deux nombres, à laisse supposer une quantité intermédiaire qui peut être fractionnée. » Jean-Paul ColinNote de bas de page 9 dit la même chose : « Il faut employer à si l’écart entre deux unités indivisibles est supérieur à deux, et employer ou dans le cas contraire : cinq ou six acteurs en face de quinze à vingt spectateurs. » Il reconnaît que de bons écrivains l’emploient souvent, mais « à tort ». Maurice GrevisseNote de bas de page 10 a consacré à ce problème un bel article dont je vous recommande la lecture. Il cite plusieurs grands auteurs qui font cette « faute » : Voltaire (Essai sur les mœurs), Stendhal (Henry Brulard), Flaubert (L’Éducation sentimentale), Maurice Barrès (Jardin de Bérénice). Il signale aussi que Bescherelle (l’auteur du Dictionnaire universel de la langue française) est d’avis quant à lui qu’on peut dire « sept à huit femmes » ou « sept ou huit femmes », selon ce qu’on a en tête. Dans le premier cas, le nombre monte peut-être à sept et tout au plus à huit; dans le second, il y avait peut-être sept femmes, peut-être huit… Comme dit Grevisse, « la distinction est subtile ». Outre ces exemples, j’en ai trouvé plusieurs, dont un qui est antérieur de quelques années à celui de Voltaire, chez l’auteur de Gil Blas : « Je fus à peine arrivé que sept à huit domestiques parurentNote de bas de page 11. » Louis-Sébastien MercierNote de bas de page 12 parle de « cinq à six complaisants subalternes ». Ferdinand BrunotNote de bas de page 13, dans son histoire monumentale de la langue, cite un document de 1809 : « les pots-de-chambreAller à la remarque a, cabriolets à deux roues, où six à sept personnes peuvent tenir ». Un futur académicienNote de bas de page 14 n’est pas loin de trouver que l’on s’entasse un peu trop dans « ces voitures de place, où on trouve le moyen de faire entrer sept à huit personnes ». Décidément, Stendhal avait un faible pour cette tournure. Outre les deux exemples de Grevisse et ceux du Trésor de la langue française (La Chartreuse de Parme et Lucien Leuwen), j’en ai trouvé un dans ses Mémoires d’un touriste : « il n’y a pas un banquier à Paris qui ne sache trouver sept à huit bons commisNote de bas de page 15 ». TocquevilleNote de bas de page 16, dans ses Souvenirs, ne la déteste pas non plus : « il avait été au nombre des sept à huit républicains ». Trois bons auteurs contemporains l’emploient : Louis GuillouxNote de bas de page 17 : « elle n’embaucherait pas plus de quatre à cinq ouvrières »; Henri CaletNote de bas de page 18 : « des logements de cinq à six pièces »; et Jean Giono, chez qui j’en ai trouvé trois exemples, dont celui-ci : « Je vois sept à huit maisons à peineNote de bas de page 19 ». Chez nous, avant que Rinfret ne l’épingle, nous commettions cette faute depuis au moins trente ans. Louis-Joseph Papineau l’emploie dans un discours prononcé devant l’Institut canadien en décembre 1867 : « les pertes furent trois à quatre dans les gros bataillonsNote de bas de page 20 ». Notre fameux pourfendeur d’anglicismes, Arthur Buies (Anglicismes et barbarismes), glisse les deux tournures dans la même phrase : « quatre à cinq chapelles protestantes et deux ou trois églises catholiquesNote de bas de page 21 ». Un dernier exemple québécois, qui nous ramène à mes oiseaux : « J’aperçus cinq à six de ces grands oiseauxNote de bas de page 22. » S’il est vrai que l’Académie condamne cet usage, il n’y en a plus trace dans les deux dernières éditions (8e et 9e) de son dictionnaire. On ne trouve que ceci (à ou) : « Avec des nombres consécutifs, on emploiera soit ou, soit de à, ou marquant davantage l’indétermination, de à posant la limite supérieure de l’évaluation : Il a écrit sur ce sujet quatre ou cinq pages remarquables. Vous rédigerez un compte rendu de quatre à cinq pages. » C’est la distinction subtile que faisait Bescherelle. Mais les 3e (1740) et 4e éditions (1762) nous réservent une agréable surprise : « À, entre deux noms de nombre, signifie environ. Ainsi on dit : Il y avoit six à sept femmes dans cette assembléeAller à la remarque b. » Dans la 5e (1798), on a étoffé un peu : « À, entre deux noms de nombre, signifie Entre ou environ. Ainsi on dit : Il y avoit six à sept femmes dans cette assemblée, pour dire, Il y avoit environ six à sept femmes. » Ce n’est donc qu’à partir de la 6e édition (1835) que cet usage est condamné. Ainsi, tous ceux qui ont usé de ce tour avant 1835 ne faisaient pas de faute. Comme celui qui écrit en 1833 : « chaque bâtiment est pourvu de 6 à 7 chaloupesNote de bas de page 23 ». Mais lorsque Stendhal écrit en 1839, « il se glissa entre sept à huit gros arbres » (Chartreuse), il en commet une? J’avoue que j’ai du mal à accepter qu’autant de gens soient aujourd’hui condamnés à faire une faute en préférant à à ou parce qu’il s’est glissé quelque puriste influent dans les rangs de l’Académie entre la 5e et la 6e édition… Je crois que si vous avez la patience d’attendre la 10e édition, l’Académie reviendra un jour à de meilleurs sentiments. En attendant, je laisse le mot de la fin à Grevisse : « comme il arrive chaque fois que des prescriptions syntaxiques offrent une certaine complication, l’Usage en prend à son aise et renverse, quand il lui plaît, les petites barrières des faiseurs de Ne dites pas… ». Amen. Remarques Remarque a  J’ai cru un moment que notre expression « la paix dans le pot de chambre » pouvait avoir comme origine le fait pour deux personnes de se retrouver en tête-à-tête dans ce genre de cabriolet, mais si six à sept personnes peuvent y tenir… Retour à la remarque a Remarque b  Littré est heureux que l’Académie ait changé d’avis dans sa 6e édition. Mais curieusement, en reprenant cet exemple, les « femmes » de l’assemblée sont devenues des « personnes »… Retour à la remarque b Références Note de bas de page 1  Jiri Felix, Les oiseaux aquatiques, Marabout, 1975, p. 52 (traduit du tchèque par Madeleine Gasnier). Retour à la référence de la note de bas de page 1 Note de bas de page 2  Ibid., Les oiseaux de mer et de rivage, Marabout, 1977, p. 88. Retour à la référence de la note de bas de page 2 Note de bas de page 3  Michel Van Havre, Observez les oiseaux, Marabout, 1980, p. 209. Retour à la référence de la note de bas de page 3 Note de bas de page 4  Dictionnaire de nos fautes contre la langue française, Cadieux & Derome, Montréal. Retour à la référence de la note de bas de page 4 Note de bas de page 5  Étienne Blanchard, Dictionnaire de bon langage, Montréal, s. éd., 1914. Retour à la référence de la note de bas de page 5 Note de bas de page 6  A New Dictionary of the French and English Language (français-anglais), Garnier, 1881. Retour à la référence de la note de bas de page 6 Note de bas de page 7  Étienne Le Gal, Ne dites pas… Mais dites…, Delagrave, 1926. Retour à la référence de la note de bas de page 7 Note de bas de page 8  Adolphe V. Thomas, Dictionnaire des difficultés de la langue française, Larousse, 1956. Retour à la référence de la note de bas de page 8 Note de bas de page 9  Jean-Paul Colin, Dictionnaire des difficultés du français, coll. Les usuels du Robert, 1980. Retour à la référence de la note de bas de page 9 Note de bas de page 10  Problèmes de langage, 3e série, Duculot, 1964, p. 184-190. Retour à la référence de la note de bas de page 10 Note de bas de page 11  Alain René Lesage, Gil Blas de Santillane, Garnier-Flammarion, 1977, p. 477 (paru en 1745). Retour à la référence de la note de bas de page 11 Note de bas de page 12  Le tableau de Paris, FM/Découverte, 1979, p. 161 (chronique parue en 1781). Retour à la référence de la note de bas de page 12 Note de bas de page 13  Histoire de la langue française, tome X, 2e partie, Armand Colin, 1968, p. 899. Retour à la référence de la note de bas de page 13 Note de bas de page 14  Étienne de Jouy, L’hermite de la Guiane, t. 2, Pillet, Paris, 1816, p. 264. Retour à la référence de la note de bas de page 14 Note de bas de page 15  Mémoires d’un touriste, FM/La Découverte, p. 140 (paru en 1838). Retour à la référence de la note de bas de page 15 Note de bas de page 16  Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Folio, p. 154 (écrits en 1850-51). Retour à la référence de la note de bas de page 16 Note de bas de page 17  Le pain des rêves, Folio, 1977, p. 466 (Gallimard, 1942). Retour à la référence de la note de bas de page 17 Note de bas de page 18  Le Croquant indiscret, Grasset, 1955, p. 126. Retour à la référence de la note de bas de page 18 Note de bas de page 19  Les Grands chemins, La Pléiade, t. V, 1980, p. 472 (paru en 1951). Retour à la référence de la note de bas de page 19 Note de bas de page 20  « Un testament politique », in Études françaises, vol. IX, nº 3, août 1973, p. 246. Retour à la référence de la note de bas de page 20 Note de bas de page 21  Chroniques canadiennes, Leméac, 1978, p. 276 (chronique datée d’octobre 1872). Retour à la référence de la note de bas de page 21 Note de bas de page 22  Jean-Charles Harvey, Des bois, des champs, des bêtes, Éditions de l’homme, 1965, p. 92. Retour à la référence de la note de bas de page 22 Note de bas de page 23  Paul Tiby, « Pêche de baleine », Dictionnaire de la conversation, Belin-Mandar, Paris, p. 150. Retour à la référence de la note de bas de page 23
Source : Chroniques de langue (la langue française vue par des langagiers)
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Mots de tête : « premier » et « dernier »

Un article sur les mots premiers et derniers suivis d’un nombre
Frèdelin Leroux fils (L’Actualité terminologique, volume 15, numéro 7, 1982, page 9) « Dans tous les cas l’accent est mis sur les derniers vingt ans. » (Jacques Dufresne, Le Devoir, 6.12.80) « Récapitulons voulez-vous certains événements marquants de vos premiers cent jours de pouvoir. » (Solange Chaput-Roland, Lettres ouvertes à 13 personnalités politiquesNote de bas de page 1) En lisant ces deux phrases, le défenseur de la langue qui sommeille en vous aura vite fait de remettre l’adjectif numéral à sa place : « les vingt dernières années », « vos cent premiers jours ». Le Comité de linguistique de Radio-Canada lui donnerait d’ailleurs raison : « L’usage français veut que l’adjectif numéral accompagné de « premier » se place toujours avant le mot « premier », contrairement à l’anglais qui le place après (the first ten). Il en est de même pour « dernier ». Le Guide du traducteur du ministère québécois des Communications (ne pas confondre avec l’ouvrage d’Irène de Buisseret) abonde dans le même sens : « L’adjectif numéral se place toujours avant le substantif et les mots : premier, dernier, autres, …Note de bas de page 2. » Mais on juge bon de signaler une exception à la règle : « Les dernières vingt-quatre heures ». Pourquoi cette exception? Et celle-là seulement? On ne le dit pas. Au Québec, l’usage de mettre « premier » ou « dernier » avant l’adjectif numéral est très répandu. Un seul numéro du Devoir nous en fournirait une bonne râtelée. On nous a dit à maintes reprises – et je l’ai cru – que c’était un anglicisme, mais aujourd’hui je n’en suis plus aussi sûr. Car même en pays hexagonal, c’est une tournure qu’on ne dédaigne pas. Commençons par deux annonces publicitaires : « Au Kenya (…), plus de cent rhinocéros ont été braconnés ces derniers dix-huit moisNote de bas de page 3. » « … cette dégradation commence parfois à s’opérer dès les premiers dix mille kilomètres …Note de bas de page 4 » Un journaliste : « … les premières trois cents pages de son prochain roman les ont épatésNote de bas de page 5. » Deux traducteurs, le premier de l’anglais : « …. elle lui parlait le plus franchement qu’elle pouvait des dernières quatre ou cinq heures de son existenceNote de bas de page 6. » Le second, de l’allemand : « Enfin, dans les dernières soixante-quinze minutes…Note de bas de page 7 » J’en ai relevé quatre autres exemples dans le même ouvrage (il s’agit du Capital de Karl Marx). De bons écrivains l’emploient également, dont Pierre-Jakez Hélias : « … l’auteur (…) se vit condamner à mort des deux côtés dès les premiers six mois de son activité…Note de bas de page 8 » Hélias n’ignore pourtant pas l’usage « correct », puisqu’il l’utilise plus loin : « cent dernières annéesNote de bas de page 9 ». Georges Simenon succombe aussi à la tentation : « Combien de fois est-ce arrivé pendant les derniers six moisNote de bas de page 10? » J’ai rencontré pas moins de cinq fois la tournure « derniers vingt ans » dans un ouvrage d’André ParrotNote de bas de page 11, directeur honoraire du Musée du Louvre. Et jusque chez Michel Tournier de L’Académie Goncourt : « Quelques yachts pimpants (…) égaient les premiers cent mètresNote de bas de page 12. » Cela commence à faire du monde à la messe (comme on dit en Nouvelle-France)… Au terme d’un tel inventaire, il me paraît presque inconvenant de continuer à condamner cet usage. Si l’on ne peut se résigner à le cautionner, il faudra tout au moins inventer une nouvelle catégorie de faute, car il ne saurait s’agir d’un anglicisme. Au Québec, ce serait plutôt un archaïsme maintenu sous l’influence de l’anglais. Je dis « archaïsme », parce que je l’ai lu dans une lettre du père Charles Lallemant qui date du 1er août… 1626 : « Les premières six ou sept années paraîtront stériles à quelques-unsNote de bas de page 13. » Ceux qui aimeraient en savoir plus long liront avec intérêt et profit la cinquième et dernière série des Problèmes de langageNote de bas de page 14 de Maurice Grevisse. Les exemples de Grevisse ne correspondent pas tout à fait aux miens, mais ils permettent de voir qu’en suivant à la lettre les préceptes des « fabricateurs de règles et d’exceptions » (le mot est de Grevisse), on se priverait de nuances subtiles et – partant – utiles. P.S. : Assez curieusement, Irène de Buisseret ne dit rien de la place de l’adjectif numéral, mais elle va plus loin. Elle qualifie de « fausse FrançaiseNote de bas de page 15 » la tournure pendant les six dernières semaines et lui préfère une « vraie Française », depuis six semaines. C’est un raccourci fort utile – et maniable en plus – dont vous avez dû user et abuser (tout comme moi), mais qui ne convient malheureusement pas dans tous les cas. Références Note de bas de page 1  CHAPUT-ROLLAND, Solange. Lettres ouvertes à 13 personnalités politiques, Cercle du Livre de France, Montréal, 1977, p. 59. Retour à la référence de la note de bas de page 1 Note de bas de page 2  Guide du traducteur, Éditeur officiel du Québec, 3eéd., 1978, p. 36. Retour à la référence de la note de bas de page 2 Note de bas de page 3  L’Express, 10.01.81, p. 63 (Texte vraisemblablement traduit ou adapté de l’anglais.) Retour à la référence de la note de bas de page 3 Note de bas de page 4  Le Point, 20.10.80, p. 70. Retour à la référence de la note de bas de page 4 Note de bas de page 5  GOESBERT, Franz-Olivia. Le Nouvel Observateur, 27.10.80, p. 60. Retour à la référence de la note de bas de page 5 Note de bas de page 6  WOLFE, Tom. Acid Test, Seuil, 1975, p. 167. (Traduction par Daniel Mauroc) Retour à la référence de la note de bas de page 6 Note de bas de page 7  MARX, Karl. Le Capital, Livre 1, Garnier-Flammarion, 1969, p. 172 (Traduction par J. Roy) Retour à la référence de la note de bas de page 7 Note de bas de page 8  HÉLIAS, Pierre-Jasek. Lettres de Bretagne, Éditions Galilée, 1978, p. 12. Retour à la référence de la note de bas de page 8 Note de bas de page 9  Ibid. p. 46. Retour à la référence de la note de bas de page 9 Note de bas de page 10  SIMENON, Georges. Les Dossiers de l’Agence O, Éditions Rencontre, tome VIII, 1967, p. 19. Retour à la référence de la note de bas de page 10 Note de bas de page 11  PARROT, André. Clefs pour l’archéologie, Seghers, 1976, p. 20, 26, 41, 74, et 83. Retour à la référence de la note de bas de page 11 Note de bas de page 12  TOURNIER, Michel. Canada : Journal de voyage, Éditions La Presse, 1977, p. 43. Retour à la référence de la note de bas de page 12 Note de bas de page 13  Relations des Jésuites, tome 1, Éditions du Jour, 1972, p. 8. Retour à la référence de la note de bas de page 13 Note de bas de page 14  GREVISSE, Maurice. Problèmes de langage, Gembloux, Duculot, 1970, p. 167-168. Retour à la référence de la note de bas de page 14 Note de bas de page 15  DE BUISSERET, Irène. Guide du Traducteur, Ottawa, ATIO, 1972, p. 35. Retour à la référence de la note de bas de page 15
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