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Prendre pour acquis

Un article sur l’expression prendre pour acquis
Jacques Desrosiers (L’Actualité terminologique, volume 31, numéro 1, 1998, page 13) Les disputes linguistiques portent en général sur des expressions dont l’emploi est très répandu mais que les dictionnaires refusent d’accueillir. Leurs partisans les défendent au nom de l’Usage, leurs détracteurs les rejettent au nom de la Norme. Ces disputes ressemblent à des querelles des anciens et des modernes, où les seconds accusent les premiers d’être ennemis de l’usage, lesquels ennemis se défendent en invoquant le « bon » usage. L’usage, dans ces chicanes, est comme les fleurs et le printemps : tout le monde est pour. Ce n’est pas tout à fait le cas d’un autre genre de querelles qui, pour être plus rares, ne manquent pas moins de piquant : elles portent sur des tournures qui non seulement sont fréquentes dans l’usage, mais en plus figurent en toutes lettres dans de respectables ouvrages, – et sur lesquelles on continue à s’acharner, en excommuniant à la fois usage et dictionnaires. Pensons à s’avérer faux dont il a été question dans L’Actualité terminologiqueNote de bas de page 1 et que certains considèrent encore comme une contradiction, alors qu’il est reçu par le Grand Larousse de la langue française, rien de moins, depuis un quart de siècle. Plusieurs sources soutiennent qu’avoir le meilleur sur quelqu’un est un calque inacceptable de to get the better of someone, mais l’expression figure dans le Trésor de la langue française (TLF), le Grand dictionnaire encyclopédique Larousse (GDEL) et le Hanse, qui tous ignorent royalement l’objection que sa syntaxe serait fautive. La responsabilité de ne pourrait être suivi d’un infinitif, prétend-on : nous aurions le droit de dire la responsabilité de la gestion, mais non la responsabilité de gérer. Or le Grand Robert renferme plusieurs citations d’écrivains célèbres, comme Colette ou Jean d’Ormesson, qui commettent volontiers cette soi-disant fauteNote de bas de page 2. Paul Léautaud va jusqu’à écrire : On n’est pas plus responsable d’être intelligent que d’être bête (à l’entrée fier). Calques de l’anglais? On ne peut s’empêcher de penser à ce que disait le préfacier du Thomas à propos des néologismes, à savoir que ceux « adoptés par quelques bons écrivains […] ont de fortes chances de survivre à toutes les censures »Note de bas de page 3. Entre peut-être aussi dans la même catégorie l’un des « anglicismes » les plus répandus chez nous : prendre pour acquis. Tout le monde connaît par cœur l’article de catéchisme : ne dites pas prendre pour acquis, dites tenir pour acquis!  Prendre pour acquis est marqué d’infamie par à peu près tous les ouvrages normatifs publiés au Canada depuis les années 60, du premier Dagenais à la toute dernière édition du Multidictionnaire, en passant par Objectif : 200, le Dictionnaire de Darbelnet, le Colpron, tous les recueils d’anglicismes et manuels du bon parler sur le marché, les fiches Repères-T/R du Bureau de la traduction, les fiches de Radio-Canada, les logiciels de correction dernier cri et une foule d’autres documents qu’il serait fastidieux d’énumérer tellement la liste en serait longue, sans parler des sites Web consacrés aux anglicismes, des meilleurs comme celui de l’OLF, à d’autres moins connusNote de bas de page 4, où la probabilité que prendre pour acquis y figure, vissé sur le banc des accusés, est de cent pour cent. Prendre pour acquis, dit l’auteur du Dictionnaire des canadianismes, Gaston Dulong, est « à proscrire ». Un peu plus, et on croirait que son emploi est nocif pour l’environnement. Ses chances de survie semblent minces. Seule sa popularité, son emploi vivant dans le français de tous les jours peut expliquer qu’on continue à le condamner avec tant de vigueur. Peut-être craint-on qu’en le laissant entrer dans la langue, on ouvre la porte toute grande aux pires abus; ce serait le loup dans la bergerie. Mais faut-il vraiment garder le cadenas dans la porte? On peut émettre des doutes. Primo, prendre pour acquis n’est pas une spécialité locale. Il figure dans le TLF depuis dix ans, sagement intercalé entre prendre ses désirs pour des réalités et prendre qqch. pour argent comptant, avec une citation de Maurice Merleau-Ponty remontant à 1945Note de bas de page 5. On dira que le TLF est un dictionnaire descriptif et non normatif, les auteurs prennent pourtant bien soin de souligner dans la préface que « toute collaboration élaborée [telle qu’un dictionnaire] vise à l’adhésion du destinataire » et que « les exemples, en même temps qu’ils sont des preuves, sont aussi des modèles d’énoncés analogues »Note de bas de page 6. La grammairienne Madeleine Sauvé l’avait aussi relevé il y a une vingtaine d’années (sans l’entériner) sous la plume d’Alain Rey, responsable de la rédaction des dictionnaires RobertNote de bas de page 7. Il figure dans le Robert québécois d’aujourd’hui, qui le traite comme un parfait synonyme de tenir pour acquis, mais ce dictionnaire-là, bien sûr, on le consulte en cachette… Certains reprocheront à Merleau-Ponty d’avoir commis une faute, à Alain Rey d’avoir eu un moment d’inattention, au TLF son manque de prudence, au Robert québécois son laxisme douteux… Mais quand on voit une expression circuler à gauche et à droite pendant un demi-siècle, on peut se demander s’il est encore possible de la faire disparaître, surtout si elle en vient à faire partie du bagage linguistique d’auteurs dont le français est soigné, comme le philosophe québécois Michel Morin qui écrit : l’individu… […] a pris pour acquis que son avènement à l’Humanité passait par ce que la Culture lui proposaitNote de bas de page 8, ou l’essayiste français Gerald Messadié qui s’en approche en écrivant : Et l’on a vu se constituer ainsi un « athénocentrisme » qu’on prenait pour un fait acquisNote de bas de page 9. Secundo, si l’on peut concéder que prendre pour acquis est plus particulièrement fréquent dans le contexte général de la traduction, où il faut souvent rendre to take for granted, on peut en dire autant de tenir pour acquis. Ce n’est pas un tour si courant en français. Sa syntaxe est bien sûr irréprochable. Mais il faut se forcer un peu pour l’employer; il a quelque chose d’endimanché qui se porte mal le reste de la semaine. Il est d’ailleurs cocasse de constater que ceux qui accusent prendre pour acquis d’anglicisme nous enjoignent d’employer à sa place « l’expression » tenir pour acquis. Car, en dehors des ouvrages normatifs, cette prétendue « expression » n’apparaît que dans le GDEL et le Lexis. Comment une « expression » française peut-elle être parfaitement ignorée par le Petit Robert, le Grand Robert, le Petit Larousse, le Grand Larousse, le Trésor de la langue française, le Logos-Bordas, le Dictionnaire du français plus, bref par la majorité des dictionnaires français? Alors qu’on croit avoir découvert qu’à l’anglais to take for granted correspond en français, par une coïncidence dans l’évolution de la langue, une expression toute faite et comme tombée du ciel, on finit par se demander si elle n’a pas été promue artificiellement au rang d’expression figée pour contrer l’autre. Tout se passe comme si on avait édicté un commandement : to take for granted tu traduiras toujours par tenir pour acquis! La correspondance entre les deux est si forte que chaque fois qu’on voit l’un dans l’anglais, on peut être sûr que la traduction nous servira l’autre; et, inversement, quand tenir pour acquis apparaît dans un texte français, on peut souvent gager qu’on est en train de lire une traduction et non un original. C’est du moins ce que j’ai constaté dans le compte rendu des Débats de la Chambre des communes. Lorsqu’on y lit, le 8 octobre 1997, dans une intervention du ministre Pierre Pettigrew : Je prends pour acquis que les députés connaissent bien leur comté, il suffit de remonter un peu pour voir que nous sommes dans un passage coiffé de la mention [Français]. Quand, le même jour, on y lit que Le Canada peut tenir pour acquis qu’en toute circonstance un véritable gouvernement dirigera le pays, on découvre vite qu’il s’agit d’une [Traduction]. J’ai été frappé de le relever sous la plume du journaliste Gilles Lesage, qui écrivait dans sa revue de la presse anglophone dans Le Devoir du 22 octobre 1996 : tenant pour acquis qu’une autre majorité libérale était déjà dans le sac; mais j’ai aussitôt constaté qu’il traduisait dans ce passage un article du Toronto Star. Pourtant, dans leur partie anglais-français, les dictionnaires bilingues, eux, ne traduisent pas to take for granted par tenir pour acquis. Ils proposent des tournures traditionnelles comme « considérer que qqch. va de soi, tenir pour certain ou établi, être convaincu » (Grand dictionnaire français-anglais/anglais-français de Larousse), « considérer comme allant de soi ou admis, tenir pour certain » (Robert & Collins Super Senior), « considérer qqch. comme admis ou comme convenu » (Harrap’s Shorter), « considérer qqch. comme allant de soi » (Hachette-Oxford), « considérer comme admis » (Password). Les bilingues recourent aux ressources générales du français. Il est étonnant que, dans leur partie français-anglais, le Harrap’s, le Robert & Collins et le Hachette-Oxford redécouvrent par magie tenir pour acquis, qu’ils rendent alors par to take for granted. De fait, l’usage de nombreux locuteurs est hésitant : on connaît tenir pour acquis, mais on ne peut s’empêcher d’employer prendre pour. Dans un discours prononcé à Laval en octobre 1996, le PDG de la Banque de développement du Canada affirme que l’avenir ne peut plus être pris pour acquis, puis, quelques minutes plus tard, comme pour se reprendre, il parle d’une vue à court terme, où l’avenir est tenu pour acquisNote de bas de page 10. Même indécision dans ce texte de l’Ordre des comptables agréés du Québec : nous tenons pour acquis que […] ce pourcentage et si on prend pour acquis que la TVQ sera harmonisée avec la TPSNote de bas de page 11… On a beau déraciner prendre pour acquis, il repousse toujours. En dernier recours, les durs de durs parmi les puristes invoqueront des arguments sémantiques et syntaxiques contre prendre pour acquis. Ils soutiendront que tenir pour et prendre pour n’ont pas le même sens : les deux veulent dire « considérer comme », mais prendre pour connote souvent une idée de méprise, comme le souligne le Dictionnaire historique de la langue française (établi par Alain Rey!). Prendre quelqu’un ou quelque chose pour, c’est « regarder à tort comme étant», dit encore le Grand Larousse. En somme, prendre pour acquis ne devrait pas tant son allure suspecte au fait qu’il soit un calque de l’anglais – après tout, tenir pour acquis n’est pas beaucoup plus éloigné du mot à mot, il ressemble à son correspondant anglais comme deux gouttes d’eau, – qu’au fait que prendre une chose ou une personne pour implique qu’on se trompe, qu’on est victime d’une confusion. Pensons à des tournures comme pour qui se prennent-ils?, je l’avais prise pour une autre, ils prennent des vessies pour des lanternes. Autrement dit, prendre pour est péjoratif. C’est justement parce qu’ils lui avaient donné un sens positif inattendu que les soixante-huitards avaient obtenu un si bon effet de style en écrivant sur les murs de Paris : Prenez vos désirs pour des réalités! Il importe de retenir que l’idée de méprise n’est pas obligatoire : le Robert historique dit bien qu’elle est « souvent » présente. Dans cet exemple du TLF, prendre pour a plus le sens neutre d’« interpréter » ou de « considérer comme » que celui de « se tromper » : Il la prie de sécher ses larmes, qui pourraient être prises pour un augure sinistre par ses guerriers. Il faut rappeler que prendre pour a longtemps été construit dans la langue classique sans l’idée de méprise, avec exactement le même sens qu’aujourd’hui tenir pour, comme dans prendre pour bon ou encore dans ces exemples, de Montaigne (XVIe s.) et de Rousseau (XVIIIe) respectivement, que donne le Grand Robert : nous prendrions pour certain l’opposé de ce que dirait le menteur et je le prenais tout de bon pour raisonnable. Calques de l’anglais? Du côté de la syntaxe, on opposera que prendre pour acquis est mal construit, étant donné qu’au contraire de tenir pour, prendre pour peut se faire suivre d’un substantif ou d’un pronom, mais non d’un adjectif comme acquis. Mais cette objection est superficielle : les emplois de la langue classique que l’on vient de citer montrent que prendre pour s’est longtemps fait accompagner d’adjectifs. Si prendre pour acquis et tenir pour acquis continuent à se regarder en chiens de faïence, leur face à face risque de durer longtemps. Personne n’a l’autorité pour décider seul; c’est l’usage qui tranchera, et ce qu’en feront les grands dictionnaires : ou bien ils accueilleront prendre pour acquis, ou bien ils l’écarteront pour de bon au profit de tenir pour acquis. Peut-être les deux tournures disparaîtront-elles pour laisser la place à des formulations traditionnelles comme considérer comme acquis. J’ai quand même l’impression que prendre pour acquis s’imposera avec le temps, si ce n’est déjà fait. L’acharnement linguistique à maintenir tenir pour acquis en vie ne devrait pas susciter trop d’espoir. Il faudrait le faire avaler de force aux bilingues, avertir les Merleau-Ponty et autres Alain Rey que prendre pour acquis n’est pas français, écrire aux auteurs des grands dictionnaires comme le Grand Robert, le Trésor de la langue française, le Grand Larousse et quelques autres, sans oublier l’Académie française, pour leur signaler qu’ils ont négligé d’inscrire dans leurs pages cette juteuse expression qu’est tenir pour acquis. En somme, il faudrait presque avoir une dent contre l’usage. Références Note de bas de page 1 L’Actualité terminologique, vol. 30, nº 2, 1997. Retour à la référence de la note de bas de page 1 Note de bas de page 2 Une responsabilité écrasante pèse sur vous tous, – celle de protéger, de prolonger, d’embellir ma scintillante, ma précieuse petite vie d’elfe (Colette, citée au mot écrasant dans le Grand Robert). Bon nombre d’historiens […] ont la responsabilité assez lourde d’avoir contribué à cette contagion (d’Ormesson à enticher). Pauline prenait la responsabilité de modifier les chiffres (Jacques Chardonne, à faux). Retour à la référence de la note de bas de page 2 Note de bas de page 3 Cité par Jacqueline Bossé-Andrieu, « Entre la norme et l’usage (suite et fin) », L’Actualité terminologique, vol. 30, nº 3, p. 21. Retour à la référence de la note de bas de page 3 Note de bas de page 4 Voir entre autres VOCOR (www.ntic.qc.ca/cscantons/vocor/Vocor_page_1.html), Sans faute! De Planète Québec (planete.qc.ca/chroniques-de-langue/sdl/sdl6.htm) ou les téléinformations linguistiques des HEC (www.hec.ca/servco/telep.htm). Retour à la référence de la note de bas de page 4 Note de bas de page 5 « Il y a une conception objective du mouvement qui le définit par des relations intramondaines, en prenant pour acquise l’expérience du monde. » Retour à la référence de la note de bas de page 5 Note de bas de page 6 TLF, vol. 1, p. XVI. Retour à la référence de la note de bas de page 6 Note de bas de page 7 Le célèbre lexicographe écrivait, parlant de Furetière : « sans mépriser les indications qu’il y trouve, le biographe ne doit rien prendre pour acquis de ce texte ». Cité par Madeleine Sauvé, Observations grammaticales et terminologiques, fiche nº 108, octobre 1978, p. 4. Retour à la référence de la note de bas de page 7 Note de bas de page 8 Mort et résurrection de la loi morale, Montréal, Hurtubise HMH, 1997, p. 28. Retour à la référence de la note de bas de page 8 Note de bas de page 9 Histoire générale de Dieu, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 279. Retour à la référence de la note de bas de page 9 Note de bas de page 10 www.bdc.ca/site/francais/right/gallery/down.html. Retour à la référence de la note de bas de page 10 Note de bas de page 11 www.ocaq.qc.ca/francais/biblio/comifisc/Que01_97.htm. Retour à la référence de la note de bas de page 11
Source : Chroniques de langue (la langue française vue par des langagiers)
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Mots de tête : « premier » et « dernier »

Un article sur les mots premiers et derniers suivis d’un nombre
Frèdelin Leroux fils (L’Actualité terminologique, volume 15, numéro 7, 1982, page 9) « Dans tous les cas l’accent est mis sur les derniers vingt ans. » (Jacques Dufresne, Le Devoir, 6.12.80) « Récapitulons voulez-vous certains événements marquants de vos premiers cent jours de pouvoir. » (Solange Chaput-Roland, Lettres ouvertes à 13 personnalités politiquesNote de bas de page 1) En lisant ces deux phrases, le défenseur de la langue qui sommeille en vous aura vite fait de remettre l’adjectif numéral à sa place : « les vingt dernières années », « vos cent premiers jours ». Le Comité de linguistique de Radio-Canada lui donnerait d’ailleurs raison : « L’usage français veut que l’adjectif numéral accompagné de « premier » se place toujours avant le mot « premier », contrairement à l’anglais qui le place après (the first ten). Il en est de même pour « dernier ». Le Guide du traducteur du ministère québécois des Communications (ne pas confondre avec l’ouvrage d’Irène de Buisseret) abonde dans le même sens : « L’adjectif numéral se place toujours avant le substantif et les mots : premier, dernier, autres, …Note de bas de page 2. » Mais on juge bon de signaler une exception à la règle : « Les dernières vingt-quatre heures ». Pourquoi cette exception? Et celle-là seulement? On ne le dit pas. Au Québec, l’usage de mettre « premier » ou « dernier » avant l’adjectif numéral est très répandu. Un seul numéro du Devoir nous en fournirait une bonne râtelée. On nous a dit à maintes reprises – et je l’ai cru – que c’était un anglicisme, mais aujourd’hui je n’en suis plus aussi sûr. Car même en pays hexagonal, c’est une tournure qu’on ne dédaigne pas. Commençons par deux annonces publicitaires : « Au Kenya (…), plus de cent rhinocéros ont été braconnés ces derniers dix-huit moisNote de bas de page 3. » « … cette dégradation commence parfois à s’opérer dès les premiers dix mille kilomètres …Note de bas de page 4 » Un journaliste : « … les premières trois cents pages de son prochain roman les ont épatésNote de bas de page 5. » Deux traducteurs, le premier de l’anglais : « …. elle lui parlait le plus franchement qu’elle pouvait des dernières quatre ou cinq heures de son existenceNote de bas de page 6. » Le second, de l’allemand : « Enfin, dans les dernières soixante-quinze minutes…Note de bas de page 7 » J’en ai relevé quatre autres exemples dans le même ouvrage (il s’agit du Capital de Karl Marx). De bons écrivains l’emploient également, dont Pierre-Jakez Hélias : « … l’auteur (…) se vit condamner à mort des deux côtés dès les premiers six mois de son activité…Note de bas de page 8 » Hélias n’ignore pourtant pas l’usage « correct », puisqu’il l’utilise plus loin : « cent dernières annéesNote de bas de page 9 ». Georges Simenon succombe aussi à la tentation : « Combien de fois est-ce arrivé pendant les derniers six moisNote de bas de page 10? » J’ai rencontré pas moins de cinq fois la tournure « derniers vingt ans » dans un ouvrage d’André ParrotNote de bas de page 11, directeur honoraire du Musée du Louvre. Et jusque chez Michel Tournier de L’Académie Goncourt : « Quelques yachts pimpants (…) égaient les premiers cent mètresNote de bas de page 12. » Cela commence à faire du monde à la messe (comme on dit en Nouvelle-France)… Au terme d’un tel inventaire, il me paraît presque inconvenant de continuer à condamner cet usage. Si l’on ne peut se résigner à le cautionner, il faudra tout au moins inventer une nouvelle catégorie de faute, car il ne saurait s’agir d’un anglicisme. Au Québec, ce serait plutôt un archaïsme maintenu sous l’influence de l’anglais. Je dis « archaïsme », parce que je l’ai lu dans une lettre du père Charles Lallemant qui date du 1er août… 1626 : « Les premières six ou sept années paraîtront stériles à quelques-unsNote de bas de page 13. » Ceux qui aimeraient en savoir plus long liront avec intérêt et profit la cinquième et dernière série des Problèmes de langageNote de bas de page 14 de Maurice Grevisse. Les exemples de Grevisse ne correspondent pas tout à fait aux miens, mais ils permettent de voir qu’en suivant à la lettre les préceptes des « fabricateurs de règles et d’exceptions » (le mot est de Grevisse), on se priverait de nuances subtiles et – partant – utiles. P.S. : Assez curieusement, Irène de Buisseret ne dit rien de la place de l’adjectif numéral, mais elle va plus loin. Elle qualifie de « fausse FrançaiseNote de bas de page 15 » la tournure pendant les six dernières semaines et lui préfère une « vraie Française », depuis six semaines. C’est un raccourci fort utile – et maniable en plus – dont vous avez dû user et abuser (tout comme moi), mais qui ne convient malheureusement pas dans tous les cas. Références Note de bas de page 1  CHAPUT-ROLLAND, Solange. Lettres ouvertes à 13 personnalités politiques, Cercle du Livre de France, Montréal, 1977, p. 59. Retour à la référence de la note de bas de page 1 Note de bas de page 2  Guide du traducteur, Éditeur officiel du Québec, 3eéd., 1978, p. 36. Retour à la référence de la note de bas de page 2 Note de bas de page 3  L’Express, 10.01.81, p. 63 (Texte vraisemblablement traduit ou adapté de l’anglais.) Retour à la référence de la note de bas de page 3 Note de bas de page 4  Le Point, 20.10.80, p. 70. Retour à la référence de la note de bas de page 4 Note de bas de page 5  GOESBERT, Franz-Olivia. Le Nouvel Observateur, 27.10.80, p. 60. Retour à la référence de la note de bas de page 5 Note de bas de page 6  WOLFE, Tom. Acid Test, Seuil, 1975, p. 167. (Traduction par Daniel Mauroc) Retour à la référence de la note de bas de page 6 Note de bas de page 7  MARX, Karl. Le Capital, Livre 1, Garnier-Flammarion, 1969, p. 172 (Traduction par J. Roy) Retour à la référence de la note de bas de page 7 Note de bas de page 8  HÉLIAS, Pierre-Jasek. Lettres de Bretagne, Éditions Galilée, 1978, p. 12. Retour à la référence de la note de bas de page 8 Note de bas de page 9  Ibid. p. 46. Retour à la référence de la note de bas de page 9 Note de bas de page 10  SIMENON, Georges. Les Dossiers de l’Agence O, Éditions Rencontre, tome VIII, 1967, p. 19. Retour à la référence de la note de bas de page 10 Note de bas de page 11  PARROT, André. Clefs pour l’archéologie, Seghers, 1976, p. 20, 26, 41, 74, et 83. Retour à la référence de la note de bas de page 11 Note de bas de page 12  TOURNIER, Michel. Canada : Journal de voyage, Éditions La Presse, 1977, p. 43. Retour à la référence de la note de bas de page 12 Note de bas de page 13  Relations des Jésuites, tome 1, Éditions du Jour, 1972, p. 8. Retour à la référence de la note de bas de page 13 Note de bas de page 14  GREVISSE, Maurice. Problèmes de langage, Gembloux, Duculot, 1970, p. 167-168. Retour à la référence de la note de bas de page 14 Note de bas de page 15  DE BUISSERET, Irène. Guide du Traducteur, Ottawa, ATIO, 1972, p. 35. Retour à la référence de la note de bas de page 15
Source : Chroniques de langue (la langue française vue par des langagiers)
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