- Un texte est lacunaire quand il comporte des vides, des trous, des espaces blancs qu’on laisse le soin au lecteur de combler. L’étudiant en droit qui se livre à des exercices lacunaires dans son cours de droit est invité à remplir les espaces laissés dans des phrases incomplètes en indiquant les mots justes qui manquent.
L’adjectif lacunaire a ce sens concret, mais, pour sa part, lacuneux a une valeur figurée et un sens abstrait, ce qui explique pourquoi des juristes le préfèrent au précédent pour qualifier ce qui se rapporte à la lacune dans le droit ou dans la loi. Telle loi est lacuneuse, tel système de droit est lacuneux, s’il révèle une absence de norme ou de règle nécessaire pour trancher un cas d’espèce.
Pourtant, d’autres juristes accordent la préférence à lacunaire : droit, loi, législation, ordre juridique lacunaire. Caractère lacunaire d’une loi. « Toute loi, notamment pénale, est naturellement lacunaire. » Principes lacunaires.
Il conviendrait de faire une nuance entre une loi (volontairement) lacunaire, qui ne prévoit pas tout dans le moindre détail, et une loi (involontairement) lacuneuse ou défectueuse. Cette nuance fait nettement apparaître que lacunaire a un sens neutre par contraste avec lacuneux.
Cette concurrence que se livrent les deux adjectifs est favorisée par un usage qui ne fait pas suffisamment apparaître une distinction plus nette et mieux établie entre eux, ce qu’attestent, d’ailleurs, les dictionnaires généraux, quoiqu’ils mentionnent que lacuneux dans la langue usuelle soit vieux.
Pour le moment – et cette indécision linguistique dure depuis plus d’un demi-siècle – le nombre des occurrences relevées dans la documentation donne lieu de croire que la fréquence élevée du suffixe -aire dans la langue du droit fera prévaloir lacunaire, même si, proprement, c’est lacuneux qu’il faudrait employer en ce sens abstrait.
- Les lacunes en droit ou les lacunes du droit (éviter de dire les lacunes [de] droit) visent les cas où le droit ou la loi ne prévoient pas de principe ou de norme susceptible de régler un cas donné ou une situation particulière. La lacune juridique (on dit en anglais, selon les contextes, lacunae, legal blank, legal leak, legal loophole, gap in the law ou missing link) est donc un vide, un manque, à la rigueur une insuffisance, mais non une obscurité. On peut la considérer soit comme l’absence de disposition légale applicable, soit comme un cas non prévu par la loi, mais qui devrait l’être. « Les lacunes du droit peuvent être révélées dans toutes les situations qui ont normalement vocation à être couvertes par le droit et qui, pourtant, ne le sont pas. » Dans la perspective sociologique, pour ne citer que cet exemple, il y a lacune du droit dans tout ce que recouvre le non-droit.
Si tous les juristes ne s’entendent pas sur l’existence des lacunes du droit – certains invoquant la théorie de la plénitude du droit pour affirmer que le droit ne peut souffrir l’existence d’une lacune puisqu’il forme un système complet et clos tout à fait étranger à la réalité des lacunes –, en revanche, tous reconnaissent comme allant de soi la présence des lacunes dans les lois puisque l’ordre législatif comporte inévitablement des lacunes, le législateur ne pouvant, ce qui est naturel, tout prévoir. Lacunes permettant d’échapper aux effets de la législation fiscale. Lacune législative.
Le jurilinguiste a pour tâche en ce domaine particulier, après avoir acquis une bonne compréhension de la matière et maîtrisé la terminologie pertinente, de révéler les cas où il y a présence de lacunes et de repérer dans les textes les moyens linguistiques et les techniques qu’utilise le législateur pour reconnaître expressément l’existence de lacunes dans les lois qu’il édicte.
- Les lacunes sont qualifiées de vraies quand les règles ou les normes manquent; on dit alors que ce sont des lacunes subies. Les fausses lacunes portent sur des règles ou sur des normes qui existent, mais qui ne sont pas propres à régler les cas au sujet desquels on cherche des solutions; ces lacunes sont créées. « Nous disons généralement qu’il y a lacune du droit (ou encore lacune en droit) lorsque manque dans un ordonnancement juridique une norme dont le juge puisse faire usage pour résoudre un cas déterminé (…) lorsque la règle figurant dans l’ordonnancement juridique pour résoudre un cas déterminé n’apparaît pas opportune, satisfaisante ou juste. » Étude des lacunes. Théorie des lacunes juridiques. Existence des lacunes dans l’ordre juridique.
Lacune technique (cas de l’absence pure et simple de réglementation), lacune pratique (cas de la présence d’une norme que le juge écarte parce qu’il la considère insuffisante dans l’état actuel des conceptions et des moeurs). Lacune textuelle. Lacune intentionnelle, non intentionnelle. Lacune primaire, secondaire. Lacune provisoire. Lacune immanente, transcendante. Lacune de conflit (cas de l’existence de deux normes contradictoires et de l’absence de norme susceptible de résoudre cette incompatibilité).
Des auteurs distinguent les lacunes proprement dites (par exemple, la loi institue une action sans indiquer quel tribunal est compétent (compétent 1, compétent 2) pour la juger, ou elle impartit un délai sans fixer le point où il commence à courir) des prétendues (prétendues 1, prétendues 2) lacunes (qui consistent en des insuffisances de réglementation, lesquelles permettent au juge de se substituer au législateur et de créer du droit).
S’agissant de la fonction des tribunaux dans l’interprétation de la loi, deux écoles de pensée s’opposent radicalement quant au rôle des tribunaux à l’égard du comblement des lacunes : celle qui, prônant l’application de la règle littérale ("literal rule"), refuse que ceux-ci se substituent au législateur – ce sont les partisans de la primauté de la lettre de la loi – et celle qui, appliquant la règle du mal à corriger ("mischief rule"), favorise leur intervention pour découvrir l’intention du législateur en comblant les lacunes de sorte à permettre que la loi, en dépit de son insuffisance, produise tous ses effets – ce sont les partisans de la primauté de l’esprit de la loi.
Cette entrée en matière fait apercevoir qu’existent différentes classifications des lacunes. Outre la distinction usuelle entre lacune volontaire (infra legem) et lacune involontaire (praeter legem), on trouve chez les philosophes de la théorie du droit, les logiciens et les juristes de véritables théories des lacunes. Celle qu’Amadeo G. Conte a élaborée (1968) permettra d’avoir un aperçu et de se faire une idée de la perspective adoptée dans ce type de réflexion et d’apprécier son intérêt pour la jurilinguistique dans le rapport qu’elle entretient avec la logique et la pensée juridiques comme avec l’argumentation juridique.
- Définie comme une inadéquation à un ordre normatif, la lacune se diviserait tout d’abord en lacune déontologique (inadéquation de l’ordre normatif au devoir être, à ce qui doit être) et lacune ontologique (inadéquation de l’ordre normatif à l’être, à l’infinie diversité des actions humaines). Puis la lacune déontologique se subdivise en idéologique (celle qui subsiste par rapport à un critère transcendant ou intrinsèque à l’ordre normatif, celle qui entraîne l’inadéquation de l’ordre normatif à une idée, au principe de justice lié à la sécurité : par exemple, l’absence de norme sur la priorité à un carrefour ou sur le côté de la chaussée où l’on doit rouler) et téléologique (celle qui subsiste par rapport à un critère immanent ou intrinsèque, celle qui entraîne l’inadéquation par rapport à une fin, à un but immanent à l’ordre normatif même : par exemple, dans un ordre prescrivant la fréquentation scolaire jusqu’à quatorze ans, il y a une lacune téléologique, si aucune norme ne prescrit la construction d’un nombre d’écoles suffisant).
La lacune ontologique se subdivise, pour sa part, en critique (cas de l’impossibilité de l’évaluation déontique d’un comportement d’après des normes, de l’impossibilité de dire ce qu’est un comportement en énonçant son statut déontique), laquelle se subdivise à son tour en lacune par rapport à la reconnaissance de normes et lacune par rapport à la connaissance de normes, qui se subdivisent elles-mêmes en linguistique (son origine se trouve dans le langage-objet, dans les propositions prescriptives portant sur les comportements (par exemple, l’antinomie) ou dans le métalangage, dans les propositions prescriptives portant sur la reconnaissance et la connaissance des normes (par exemple, l’antinomie entre critères pour résoudre une antinomie, comme dans l’hypothèse d’un conflit entre critère hiérarchique et critère chronologique) et diacritique (et ses subdivisions, que nous ne mentionnerons pas ici) : par exemple, l’impossibilité d’une décision, l’impossibilité de résoudre un cas douteux, de trancher un différend, de mettre fin à une controverse.
- L’expression lacune de la loi est une métaphore qui recouvre trois notions différentes : la lacune logique (cas de l’existence d’une antinomie en droit, cas de la lacune par contrariété : par exemple, un système de droit prévoit une règle qui ordonne de faire une chose et une autre qui interdit de faire cette chose), la lacune axiologique (cas de la lacune de lege ferenda : par exemple, dans le domaine des règles d’organisation, il y a institution d’une révocation, mais absence de règles d’organisation construisant la procédure de l’acte de révocation) et la lacune de construction (cas de la discordance du droit et du système des valeurs accepté, prétexte qui permet de ne pas appliquer une règle instituée par le législateur parce qu’elle conduit à des décisions manifestement injustes ou déraisonnables).
- On comble une lacune (théorie du comblement des lacunes en droit), on y remédie après l’avoir observée, constatée (constatation d’une lacune), après avoir été placé devant elle. « L’article 4 du Code civil oblige le juge non pas à combler la lacune, mais à statuer : débouter en constatant la lacune, ce n’est pas un déni de justice. » Suppléer une lacune (suppléance de lacune), c’est la combler. « L’equity supplée les lacunes de la common law. » « Le juge suppléant une lacune devra toujours observer les limites constitutionnelles qui s’imposent au législateur. » La suppléance de lacune permet au juge de créer une norme et de faire acte de législateur. Il y a lacune de la loi et il y a lieu de la suppléer toutes les fois qu’il y a obligation de donner une solution au cas qui se présente et que la loi ou bien est muette, ou bien, après utilisation de tous les moyens d’interprétation, reste douteuse. Quand le juge fait remarquer que la loi est silencieuse ou est muette à propos d’un cas donné, il constate par là l’existence d’une lacune dans la loi.
La lacune crée un problème : le problème des lacunes dans les différentes branches du droit conduit les juristes à se donner pour mission de parer aux lacunes apparentes de la loi. Une loi présente une lacune, une lacune se produit, il faut l’interpréter avant de l’éliminer.
Il y a concrétisation de lacunes lorsque les tribunaux reconnaissent l’absence de normes légales qui leur permettraient de prendre appui sur ces normes dans la motivation des jugements. Bases juridiques accusant des lacunes. Au lieu de dire par périphrase : il y a absence de droit applicable en l’espèce, on pourra dire plus succinctement sans glissement de sens : il y a lacune du droit.
- Les juristes établissent une distinction entre les creux du droit et la matière particulière des lacunes. Tandis que les creux apparaissent par suite de la technicisation et de la socialisation et impliquent un droit à refaire en raison de l’évolution et de la mutation sociale, portant de ce fait sur des matières qui existent déjà, mais qui sont dépassées par le temps, les lacunes, au contraire, se rapportent à des normes qui n’existent pas dans le droit et qu’il faut s’empresser de combler. Les creux portent sur les principes et sur les systèmes à repenser : ils invitent au renouvellement du droit; les lacunes obligent à la construction du droit par le comblement des vides constatés. « Le juge peut combler les lacunes, mais non les creux, qui exigent une action du législateur. »
- Les juristes qui entreprennent l’étude des lacunes élaborent leurs analyses dans le cadre général des techniques législatives et de l’argumentation juridique, ainsi que dans la perspective de la pensée et du raisonnement juridiques.
Puisque la lacune en droit entretient des rapports étroits avec le thème du silence de la loi, se reporter à l’article silence pour un complément d’information.
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© Centre de traduction et de terminologie juridiques (CTTJ), Faculté de droit, Université de Moncton
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