Mots de tête : Un adverbe qui se fait rare

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité terminologique, volume 35, numéro 4, 2002, page 17)

[Il] le sait possiblement mieux que personne
(Nathalie Petrowski, L’Actualité, oct. 1982).

Les vieux auteurs semblent avoir eu un faible pour les adverbes en « –ment ». Montaigne, par exemple, prend presque plaisir à en créer : ignoramment, inadvertamment, sortablementAller à la remarque a. On peut se demander si les Québécois n’ont pas hérité de ce trait. Avec nos presquement, présumément et autres supposément, nous n’avons rien à envier à Montaigne.

Mais l’adverbe dont je veux vous parler aujourd’hui n’est pas une création québécoise. Il est d’ailleurs plusieurs fois centenaire. Les dictionnaires le font remonter au 14e siècle – en 1337, plus précisément. Et pourtant, il se trouve des gens, et de plus en plus nombreux, pour recommander d’éviter possiblement. Des gens dont on ne saurait prendre l’avis à la légère.

D’abord, deux professeurs de traduction. Les auteurs du Français, langue des affairesNote de bas de page 1 reconnaissent que le mot est français, mais en raison de sa grande fréquence chez nous et de l’existence d’un mot-sosie en anglais, ils croient « préférable de le remplacer par c’est possible ou peut-être ». Ensuite, une linguiste de l’Université Laval se demande s’il ne faudrait pas voir dans cet « adverbe inconnu du français moderneNote de bas de page 2 », qui est très répandu au Québec, « une influence sémantique de l’anglais possibly ».

Elle devra attendre presque vingt ans pour trouver réponse à sa question. En 1994, à la faveur de l’arrivée de deux nouveaux réviseurs, possiblement fait son entrée dans la bible de nos anglicismesNote de bas de page 3. (Les curieux y trouveront sept équivalents pour l’éviter.) Et Marie-Éva de Villers, qui s’était contentée dans les deux premières éditions de son ouvrage de l’enregistrer, ajoute une précision dans celle de 1997 : « peu usité ou littéraire dans le reste de la francophonieNote de bas de page 4 ». En prime, le terme a droit à une petite fleur de lys.

Quelques années plus tard, nous sommes encore mieux servis : quatre ouvrages ont possiblement dans leur collimateur. Dans son dictionnaire des canadianismes, Gaston DulongNote de bas de page 5 indique qu’il est « rare en France » (cette mention ne figure pas dans la première édition, parue chez Larousse en 1989). Guy BertrandNote de bas de page 6 affirme qu’il avait complètement disparu (sic) de la langue et qu’il a resurgi au XXe siècle sous l’influence de l’anglais possibly. Si tant de dictionnaires l’ignorent complètement, ajoute-t-il, c’est qu’il est « tout à fait inutile ». Pour Lionel MeneyNote de bas de page 7, le terme est rare en « français standard », et il évoque un emploi parallèle à possibly. Enfin, après avoir rappelé que possiblement est d’un usage rare en France, Camil ChouinardNote de bas de page 8 estime qu’il se remplace « avantageusement » par peut-être.

On sent souffler comme un vent de frilosité (si je puis m’exprimer ainsi), et pas seulement sur le Québec. Sur l’Europe aussi. Dans les premières éditions du Hanse, il n’était pas question de possiblement, or dans la dernière, mise à jour avec la collaboration de Daniel BlampainNote de bas de page 9, on nous recommande de l’éviter et d’employer peut-être… sans explication. Ce qui soulève une question. Pourquoi faire une telle recommandation si le terme est aussi rare qu’on le dit?

Avant le Grand Robert (1964), les dictionnaires n’avaient pas grand-chose à dire de possiblement. Le Littré, le Bescherelle, le Quillet l’enregistrent, sans plus. Mais dans les diverses éditions du Robert (dont celle de 2001), on retrouve la même mention, « rare ». Pour le Grand Larousse de la langue française (1971), il est vieux ou littéraire (avec un exemple de Marguerite Yourcenar). Le Lexis (1975) se range du côté du Robert. Le Grand Dictionnaire encyclopédique Larousse (1984) est le premier à l’étiqueter « Can. », tout en ajoutant qu’il relève de la langue littéraire.

Le terme demeure « rare » pour le Trésor de la langue française (1988), mais il en donne quand même quatre exemples, dont trois d’auteurs bien connus à l’époque, Charles Du Bos (1923), Maurice Genevoix (1925), Maurice Maeterlinck (1928). En 1992, le Robert historique constate qu’il a « vieilli en français de France ». Dans le Petit Robert de 1993, c’est un régionalisme (« Québec, peu usité en France »). Le Petit Larousse de 1996 le range dans la sphère « litt. », mais l’édition de 2000 revient à la catégorie « rare ». Avec la parution du Dictionnaire universel francophoneNote de bas de page 10 en 1997, on apprend que le terme n’est pas propre au Québec, qu’il s’emploie aussi à Madagascar, à l’île Maurice et au Proche-Orient.

Les silences et incohérences des dictionnaires bilingues sont encore plus étonnants. Ce n’est qu’en 1972 que le Harrap’s l’enregistre (partie français-anglais). Le Robert-Collins attendra sa 5e édition. Quant au Grand Dictionnaire Larousse bilingue et au Hachette-Oxford, même dans les dernières éditions (1999 et 2001), ils l’ignorent toujours. Et pourtant, le terme a déjà eu ses entrées dans au moins deux dictionnaires bilingues – le vieux Clifton et GrimauxNote de bas de page 11 (1883) et le PetitNote de bas de page 12 (1946) le traduisent tous deux par possibly… Mais le plus curieux, c’est que même lorsque possiblement figure dans la partie français-anglais, jamais – je dis bien jamais – on ne traduit possibly par possiblement. C’est plutôt agaçant, vous ne trouvez pas?

Qu’il soit rare, littéraire, ou simplement inexistant, possiblement n’est pas au bout de ses peines – le sens que nous lui donnons ne serait pas le même que nos cousins. Geneviève Offroy, par exemple, écrit que le terme est employé chez nous « avec des sens atténués de quasi-certitude ». C’est là qu’elle voit l’influence possible de l’anglais. Ça me paraît un peu tiré par les cheveux. Dans les cinq exemples qu’elle donne (provenant de journaux québécois), on pourrait sans problème le remplacer par peut-être. Or, au moins trois dictionnaires (dont le Grand Larousse de la langue française) lui donnent ce sens. Et pour ce qui est de l’influence de l’anglais, doit-on rappeler que perhaps est un des sens de possibly?

Il est par ailleurs intéressant de noter que les définitions qu’en donnent les autres dictionnaires – d’une façon/manière possible, éventuellement, vraisemblablement, il est fort possible – correspondent presque parfaitement aux équivalents proposés par le Colpron pour remplacer possiblement… Bref, nous lui donnons le même sens que les autres francophones. Aussi, je crois que si on s’en méfie, c’est qu’il ressemble trop à l’anglais et que nous l’employons trop souvent. Ce sont là ses deux défauts.

Certes, on ne saurait nier qu’il est chez nous d’une fréquence incomparable par rapport aux autres pays francophones. Je n’en veux pour début de preuve que les résultats d’une recherche sur Internet. Sur 460 sites visités, neuf occurrences seulement ne sont pas québécoises ou canadiennes. Et sur ces neuf, il n’y en a que quatre de France, les autres sont de divers coins de la francophonie (Le Mauricien, Haïti Progrès, Institut polytechnique privé de Casablanca, Genève).

Mais qu’il soit plus rare en France que chez nous n’empêche pas certains auteurs français de bien l’aimer. Ce délicieux écrivain qu’est Henri Calet l’emploie cinq fois dans trois de ses ouvrages (les exemples datent de 1945, 1948 et 1953). En voici un exemple, qui correspond parfaitement à l’usage que nous en faisons :

Ce fut une agréable saison pour nous deux; la meilleure de toutes, possiblementNote de bas de page 13.

Pourrait-on le remplacer « avantageusement » par peut-être?

Si l’on récapitule, cela fait un nombre non négligeable de bons auteurs qui l’emploient : Maeterlinck, Du Bos, Genevoix, Calet, Yourcenar. Auriez-vous honte de vous retrouver en leur compagnie?

Outre le fait que possiblement n’est pas un anglicisme et que le sens que nous lui donnons ne saurait constituer un crime de lèse-majesté linguistique, je vois une autre raison pour ne pas nous en priver. Vous la trouverez peut-être un peu tirée par les cheveux (Mme Offroy m’a donné le mauvais exemple), mais possiblement me semble particulièrement utile dans le contexte nord-américain. Il vous est sans doute arrivé d’éviter d’employer éventuellement par crainte que le lecteur n’y voit le sens anglais de « certitude » (« eventually, we must die »), plutôt que celui de possibilité ou d’éventualité (« éventuellement, je le ferai » – c.-à-d. si j’en ai la possibilité)Note de bas de page 14. Possiblement permet justement d’éviter ce piège. Et du même coup, de réaliser une économie, en vous évitant d’avoir à mettre entre parenthèses, après éventuellement, « au sens français du terme ». Ce n’est pas rien.

Dire qu’il aurait suffi qu’on consulte un petit ouvrage, relativement vieux et poussiéreux il faut dire, pour m’épargner les (nombreuses) heures que j’ai consacrées à écrire ce billet. Je veux parler du Dictionnaire canadienNote de bas de page 15, paru en 1962, et dont nous attendons toujours impatiemment, pour ne pas dire anxieusement, cette nouvelle édition qu’on nous promet depuis une trentaine d’années. Les auteurs, qu’on ne saurait soupçonner de laxisme – Pierre Daviault, Jean-Paul Vinay, avec la collaboration de Jean Darbelnet –, traduisent possiblement par possibly, comme d’autres l’ont fait avant et depuis, mais, ô nouveauté!, possibly y est rendu par possiblement. S’agirait-il d’un moment d’égarement? Possiblement. Ou « peut-être », si vous préférez.

P.-S. : Vous voulez une autre raison pour ne plus vous méfier de possiblement? Les réviseurs de la toute dernière édition du ColpronNote de bas de page 16 (1999) l’ont laissé tomber… C’est bon signe.

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