Mots de tête : Avez-vous de la tchatche?

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité terminologique, volume 32, numéro 3, 1999, page 19)

Il y a trente-cinq ans, André Laurendeau notait dans son journal – qu’il tenait lorsque les travaux de la Commission dont il était coprésident lui en laissaient le loisir – un terme dont il a peut-être cherché en vain l’équivalent :

Lui-même, qui paraît un citoyen très « articulate » […]Note de bas de page 1.

Le jugeait-il intraduisible? L’aurait-il remplacé s’il avait su que son journal allait être publié? Il eût été intéressant de voir ce qu’il aurait mis à la place. Malheureusement, il devait mourir quelques années plus tard, laissant son journal en plan.

Aujourd’hui, ses compatriotes n’ont plus de ces états d’âme – ils emploient « articulé » sans hésitation. Mais il faut dire que nous avons quand même mis pas mal de temps à franchir ce pas. Plus de vingt ans, si je me fie à mon premier exemple :

Ils sont un peu plus âgés que les rinistes […], plus articulés aussiNote de bas de page 2.

Et pourtant, « articulé » se disait déjà depuis assez longtemps à propos de choses abstraites, aussi bien chez nous qu’en France :

Cette pensée tranchante m’est d’abord apparue comme un édifice logique […], bien articulé […]Note de bas de page 3.

Dès 1950, un académicien l’emploie :

Par contraste […], la vie grecque était maritime, articulée, diverseNote de bas de page 4.

Il est étonnant que les dictionnaires ignorent cet usage, encore aujourd’hui. Même le Trésor de la langue française s’en tient aux sens classiques.

De leur côté, les dictionnaires anglais de l’époque ne font pas meilleure figure; ils n’enregistrent pas le sens qui nous intéresse. Je n’ai pas fait une fouille exhaustive, mais le premier à le signaler serait le Random House Dictionary de 1967 : « using language easily and fluently; having facility with wordsNote de bas de page 5 ». Cet usage daterait donc du milieu des années 60. Les dictionnaires bilingues nous en donnent d’ailleurs la preuve par défaut : le Dictionnaire anglais-français de Charles Petit, dans son supplément de 1959, traduit articulate par « capable de parler ». Quant au Dictionnaire canadien (1962) et au Harrap’s (1967), ils l’ignorent.

Encore au début des années 70, Irène de BuisseretNote de bas de page 6 pouvait déplorer l’absence d’un dictionnaire « traductif » où trouver un équivalent du nouveau sens d’articulate. (Dans la version précédente de Deux langues, six idiomes, où il n’est pas question d’articulate, l’auteur cherchait en vain un dictionnaire qui traduirait vocal par « éloquentNote de bas de page 7 ».) C’est seulement en 1975 qu’articulate apparaît comme faux ami dans l’ouvrage de Maxime KoesslerNote de bas de page 8 (il est absent de l’édition de 1964). Les équivalents proposés tournent tous autour de « s’exprimer » (bien, clairement, nettement, à la perfection). Aucun signe d’« éloquent ». Treize ans plus tard, les auteurs de Cut the ChatNote de bas de page 9 s’en tiennent à un seul exemple : « to be highly articulate on an issue – s’exprimer très clairement sur un problème ». Quant au Dictionnaire des faux amis de Van Roey, Granger et Swallow, même l’édition de 1998 est muette.

Chez nous, les dictionnaires d’anglicismes ou de fautes de langue ont mis beaucoup de temps à s’aviser que l’usage que nous faisions d’articulé n’était pas des plus catholiques. Sauf erreur, cela fait à peine cinq ans que le ColpronNote de bas de page 10 nous signale qu’on ne saurait dire d’un conférencier qu’il est articulé, mais qu’il est « éloquent », qu’il « s’exprime bien ». Vingt ans après Koessler. Même chose pour Marie-Éva de VillersNote de bas de page 11. Ce n’est que dans la troisième édition (1997) qu’elle en parle.

Et pourtant, dès 1989, une terminologueNote de bas de page 12 de Téléglobe Canada, Nathalie Proulx, consacrait un article très bien « articulé » à ce problème. Après avoir comparé de façon convaincante les acceptions des deux termes, elle nous propose une dizaine d’équivalents. Le malheur – c’est le cas des autres ouvrages aussi –, c’est qu’à l’exception d’« éloquent », on en revient invariablement à une périphrase.

Quant à « éloquent », s’il peut sembler à première vue un parfait équivalent, je ne me souviens pas de l’avoir jamais employé pour traduire articulate. C’est comme s’il disait davantage qu’articulate, que celui-ci était un cran en deçà. Est-ce parce que nous associons spontanément « éloquent » à « orateur »? Ce qui n’est pas souvent le cas des personnes qu’on serait tenté de qualifier d’articulées.

J’en ai pourtant relevé un exemple dans la presse française qui correspond tout à fait à articulate :

« Oui, je suis noir », lance Stéphane, un lycéen très éloquentNote de bas de page 13.

Mais c’est assez rare. On rencontre plus souvent une périphrase :

Élisabeth Hubert est une chiraquienne pur sucre. La langue bien pendue, volontiers ironiqueNote de bas de page 14.

Dans les deux cas, je suis sûr que nous aurions mis articulé. Car il est tellement ancré dans notre usage, qu’il est devenu presque incontournable. On le rencontre sous la plume de tous nos journalistes (du Droit, du Devoir, de la Presse), de professeurs, de romanciers, de chercheurs, et même dans la bouche de nos politiciens. Appliqué aussi bien à une chose (« œuvres articulées », « position articulée ») qu’à une personne.

Ailleurs que chez nous, les francophones semblent peu portés sur cet usage. Mais il n’est pas dit qu’ils n’y viendront pas. J’en ai quand même relevé deux exemples :

C’est une femme très articulée, toujours entre deux interviewsNote de bas de page 15.

L’exemple date de 1981. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas fait de petits. L’autre fait écho à la citation de Siegfried (40 ans plus tard) :

Le film véhicule cette information de manière très articuléeNote de bas de page 16.

Autant dire que nous sommes les seuls à avoir adopté cet anglicisme. Aussi, je ne serais pas étonné que vous hésitiez à l’employer. Et si la brochette d’équivalents qu’on trouve dans les ouvrages mentionnés jusqu’ici ne vous satisfont pas, je vous recommande le Lexique analogiqueNote de bas de page 17. Vous y trouverez sûrement le mot qui vous manque.

À la longue liste que l’auteur propose, on pourrait ajouter « avoir du bagou, de la faconde ». Ou encore, un terme qu’on commence à voir chez nous depuis deux ou trois ans, mais qui figurait déjà dans le supplément du Grand Dictionnaire encyclopédique Larousse (1992), avec sa progéniture :

tchatche – bagou volubile.
tchatcher – convaincre ou impressionner avec des discours pleins de tchatche.
tchatcheur, euse – personne qui tchatche, qui a de la tchatche; beau parleur.

Il se peut, pour reprendre l’expression de Nathalie Proulx, qu’articulé/articulate soit un couple mal assorti, mais l’est-il plus qu’informel/informal? Qui a fait couler pas mal d’encre à l’époque. Encore là, on avait beau nous recommander de traduire par « officieux », les trois quarts du temps il fallait se rabattre sur une périphrase. Et « informel » a fini par s’imposer.

En terminant, je vous signale que le contraire d’« articulé » commence à se répandre depuis quelques années :

[…], des accusés démunis, inarticulés, vulnérablesNote de bas de page 18.

Reste à voir si ce couple saura faire des petits ailleurs que chez nous.

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