Mots de tête : Vous avez dit animisme?

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité terminologique, volume 36, numéro 1, 2003, page 21)

Ah! Voici le poignard qui du sang de son maître
S’est souillé lâchement. Il en rougit le traître!

(Théophile de Viau, Pyrame et Thisbé, 1621)

Un animisme, qu’est-ce que ça mange en hiver? m’aurait sans doute demandé mon père. Et ce ne sont pas les dictionnaires qui lui auraient été d’une grande utilité. Certes, ils nous apprennent que c’est « une attitude consistant à attribuer aux choses une âme analogue à l’âme humaine », ou une croyance religieuse en Afrique, etc. Mais on n’y trouve rien qui ait un rapport quelconque avec la langue.

Il peut s’agir pourtant, comme vous le savez peut-être, d’une faute de langue. Le Vade-mecum linguistiqueNote de bas de page 1 du Bureau de la traduction, après avoir défini l’animisme comme « le fait de prêter à des choses le comportement de personnes », en donne quelques exemples, jugés acceptables (du genre « la rivière baigne plusieurs villes »). Mais il ajoute qu’on abuse souvent de ce procédé dans la langue de l’administration, et en fournit cinq exemples, dont ces deux-ci : « Cette réforme se propose… » et « Cette situation réclame une prompte attention ».

À première vue, ces deux tournures sont irréprochables. Mais le Vade-mecum vous dira qu’il s’agit, dans le premier cas, d’une pensée consciente qu’on ne saurait appliquer à une chose, et que dans le second, la situation n’étant pas douée de la parole, il faudrait plutôt écrire « nécessite ». J’imagine que vous avez dû rencontrer des dizaines d’exemples de ce genre. On en trouve même dans les dictionnaires : « le socialisme se propose d’apporter une transformation radicale » (Trésor de la langue française), « la situation réclame des mesures d’exception » (Larousse bilingue), etc.

Alors, pourquoi parler d’abus? Je me demande si cela n’aurait pas plutôt à voir avec notre phobie de l’anglais. C’est un fait que l’anglais « animise » (si je puis dire) plus volontiers que le français. Il suffit de comparer un texte anglais et sa traduction pour s’en rendre compte. Là où un rapport addresses an issue, il y a fort à parier que dans la traduction ce soient les auteurs du rapport qui se penchent surNote de bas de page 2 le problème.

Mais l’animisme semble rencontrer un bien meilleur accueil en Hexagonie (je sais, je sais, l’anglomanie y fait des ravages). Pour vous donner une bonne idée de l’étendue de son emploi, je suis obligé de vous imposer une longue et fastidieuse liste d’exemples. Je m’en excuse d’avance. Aussi, pour ne pas vous effrayer, je vais commencer par des choses que vous auriez pu écrire vous-mêmes (si vous n’aviez pas senti l’œil d’un réviseur dans votre dos).

Pas plus qu’Alphonse Karr, vous n’hésiteriez à écrire qu’un rapport, ou une décision, constate : « les rapports municipaux avaient constaté queNote de bas de page 3… »; « cette décision constate queNote de bas de page 4… ». On encore qu’un rapport parle ou déclare : « le rapport au Président parle des règlesNote de bas de page 5… » et « le second rapport déclareNote de bas de page 6… » Ou bien que des statistiques mentionnent : « les statistiques de l’INSEE ne mentionnent pas les vols avec agression – ». Ou encore qu’une fiche souligne : « cette fiche médico-technique souligne que des précautions similairesNote de bas de page 7… ». Définir ou énumérer ne devrait pas poser de problème non plus : « un accord global définit des mesures à court termeNote de bas de page 8 »; « un décret énumérera les matériels ou éléments de chaque catégorieNote de bas de page 9 »; « la troisième partie énumère les mesuresNote de bas de page 10 ».

Passons à un niveau plus abstrait. Dans les textes de nature juridique, on voit souvent l’action de décider (dans le sens de « juger », « trancher ») associée à une chose. À un point de vue, par exemple : « ce premier point de vue ne décide pas la questionNote de bas de page 11 ». Les textes ont aussi cette faculté : « une loi qui décidait que les députés resteraient sept ans en fonctionNote de bas de page 12 »; « la Convention de Lausanne décida l’échange de 400 000 musulmans de Grèce contre 1 300 000 chrétiens de TurquieNote de bas de page 13 ». Après ça, on ne s’étonne pas qu’une conférence en fasse autant : « la conférence de la paix décide de constituer chacune des provincesNote de bas de page 14 ». Ou qu’une charte prononce : « sur l’organisation desquelles la charte n’a pas prononcéNote de bas de page 15; ».

Toujours dans le même domaine, le verbe organiser est couramment employé à propos de textes de loi : « la convention organise un système originalNote de bas de page 16 »; « une loi de 1957 et des textes postérieurs ont organisé la protection des travailleurs handicapésNote de bas de page 17 »; « les physiocrates auraient désiré que la Constitution organisât rationnellement l’exploitation des terresNote de bas de page 18 ». L’exemple suivant du Code administratif va dans le même sens : « les schémas directeurs orientent et coordonnent les programmes de l’ÉtatNote de bas de page 19 ».

Vous conviendrez que ces exemples n’ont rien de bien choquant. Mais avec ceux qui suivent, on pourrait dire qu’on monte d’un cran dans l’échelle de l’animisme. Voici que des exemples suggèrent : « Plusieurs exemples ont déjà suggéré queNote de bas de page 20… ». Que les placards expliquent : « il est, expliquent les placards, l’auteur des guerres napoléoniennesNote de bas de page 21 ». Que les affiches recommandent : « les affiches recommandent le calme à la populationNote de bas de page 22 ». Et qu’une déclaration estime : « la déclaration estime en conséquenceNote de bas de page 23… ». Ou que des études apprécient : « les études d’impact devraient apprécier les incidences sur l’environnementNote de bas de page 24 ».

Et si nous montions encore d’un cran? Ici, aucune action humaine n’est étrangère à ces êtres dits inanimés. Comme croire et espérer : « ces textes qui croient installer une paix éternelleNote de bas de page 25… »; « cet ouvrage espère avoir suscitéNote de bas de page 26… » (bien sûr, c’est l’auteur qui espère, mais c’est une sorte de métonymie, non?, l’ouvrage étant pris pour l’auteur). Après ces deux verbes, envisager fait figure de parent pauvre : « le programme d’épuration envisage la déparachutisation de l’arméeNote de bas de page 27 »; « le troisième [paragraphe] envisagera les idées les plus généralesNote de bas de page 28 ». Mais il ne suffit pas d’envisager, il faut savoir tenter : « le paragraphe deuxième tentera de décrire les principes de ces contraintesNote de bas de page 29  ».

À défaut de tenter soi-même, on peut encourager : « ces deux théories encouragent la doctrine et la jurisprudence à rechercher des solutions convenablesNote de bas de page 30  ». Pour ensuite exiger : « les conditions d’admissibilité à l’agrément exigentNote de bas de page 31… ». Et pour finir par insister : « le document insiste sur le fait queNote de bas de page 32… »; « [ces normes] insistent sur la définitionNote de bas de page 33… ». On aura rarement vu des normes aussi polyvalentes : « ces normes prennent en compteNote de bas de page 34 l’aménagementNote de bas de page 35 »; « des normes juridiques chargées de répondre aux besoins collectifsNote de bas de page 36 » (de l’auteur du Style administratif).

On dit que les Québécois ont un faible pour les pronominaux, mais les Français ne donnent pas leur place. Quand ce ne sont pas les pancartes qui s’obstinent : « au-dessus de l’ancienne cahute, une pancarte s’obstine à parler du bonheurNote de bas de page 37  », ce sont des lois qui s’évertuent : « les lois sur la bioéthique se sont évertuées à n’accepter le recours aux technologies de l’insémination artificielleNote de bas de page 38… ». Ou la Constitution qui s’efforce : « la Constitution du 24 juin 1793 s’est efforcée de traduire les aspirations profondes du peuple françaisNote de bas de page 39  ». On comprend mieux qu’une tendance puisse le faire : « une tendance proprement réformiste s’efforçant de montrerNote de bas de page 40… ». Un économiste va même jusqu’à attribuer cette faculté aux parties d’un ouvrage : « tels sont les problèmes que notre troisième partie s’efforcera de poserNote de bas de page 41 ».

Encore quelques pronominaux, si vous le voulez bien. Une traduction : « la résolution du Conseil se contente de menacer l’IrakNote de bas de page 42 ». Un spécialiste de la traduction n’hésite pas à écrire : « les Instructions officielles se montrent conscientes du dangerNote de bas de page 43 ». Et voici que revient le « cliché » déconseillé par Hanse et Godiveau : « cet ouvrage se penche sur les autres langues parlées en FranceNote de bas de page 44 ».

J’ai réservé pour la fin quelques exemples que je qualifierais de cas limites. Un bon journaliste : « la plate-forme de l’opposition tire la sonnette d’alarmeNote de bas de page 45  »! Un académicien du 19e siècle, Alexis de Tocqueville : « de nouvelles alarmes y virent mettre sur pied la garde nationaleNote de bas de page 46 ». Un exemple presque farfelu : « le champion olympique français Pierre Durand accuse le milieu du cheval d’avoir toujours fermé les yeuxNote de bas de page 47 » (il suffit pourtant de remplacer « milieu » par « monde », et l’animisme passe). Et je termine comme j’ai commencé, avec Alphonse Karr : « le second projet [de construction] se mit en campagne de son côté et revint avec un nombre égal d’acquiescementsNote de bas de page 48 ».

On n’oserait plus écrire ainsi. Par crainte du ridicule. Mais au temps de Théophile de Viau, son fameux vers – il faut savoir que Pyrame et Thisbé est une tragédie – ne faisait probablement pas rire les spectateurs. Autres temps…

Après tous ces exemples, hésiteriez-vous encore à écrire « qu’une demande a obtenu satisfaction » (autre animisme jugé inacceptable par le Vade-mecum)? Dans un article du Monde diplomatique (octobre 2000), j’ai rencontré deux fois la même tournure : « près de 100 % des 100 000 demandes koweïtiennes ont obtenu satisfaction ». Si j’osais formuler une règle, je dirais que tant qu’un animisme n’a rien de ridicule ni de choquant, il n’y a pas lieu de s’en priver.

C’est d’ailleurs un procédé que je trouve utile, notamment pour donner de la couleur ou de la vie au texte. Ou encore – considération plus terre à terre –, pour faire des économies d’espace. Dans un rapport, par exemple, s’il faut éviter des tournures comme « le rapport examine », « le chapitre passe en revue », etc., et écrire chaque fois « l’auteur du rapport examine », « dans ce chapitre, l’on passe en revue », ça commence à faire un peu long, et même un peu lourd.

Alors, vivement l’animisme! Mais moderato.

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