Mots de tête : « à ou ou? »

Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité langagière, volume 6, numéro 3, 2009, page 12)

Il y a cinq à six morts par mois.
(Rolande Allard-Lacerte, Le Devoir, 10.6.92)

C’est sans doute de mon intérêt pour les oiseaux que m’est venue l’idée de ce billet. À force de lire dans les guides que la femelle pond « 3 à 4 œufsNote de bas de page 1 », « 4 à 5 œufsNote de bas de page 2 » ou « six à sept œufsNote de bas de page 3 », j’ai fini par m’interroger sur la condamnation dont cet usage fait l’objet.

Ce tour est condamné depuis longtemps, aussi bien chez nous qu’en France. Ici, Raoul RinfretNote de bas de page 4 énonce la règle dès 1896 : « Entre deux nombres consécutifs, il faut employer la conjonction ou lorsque le substantif qui suit est indivisible, et à s’il est divisible : Il y avait sept ou huit personnes. Il y a cinq à six lieues. » Quelques années plus tard, l’abbé BlanchardNote de bas de page 5 se contentera de rappeler la forme fautive à éviter.

En France, la condamnation émanerait de l’Académie elle-même, d’après le vieux Clifton-GrimauxNote de bas de page 6. À la suite de l’exemple « Sept à huit chevaux, seven or eight horses », les auteurs ajoutent : « In such phrases as this last, the French Academy condemns the use of à and recommends ou instead of it, because the objects in question are indivisible units. » C’est effectivement ce qu’on trouve à partir de la 6e édition (1835) du dictionnaire : « À se place aussi entre deux nombres consécutifs lorsqu’ils se rapportent à des choses qui peuvent se diviser par fractions. Deux à trois livres de sucre. On dit, Cinq ou six personnes, et non, Cinq à six personnes. »

Depuis, bien des ouvrages ont emboîté le pas, notamment un Ne dites pas… Mais dites… de 1926 : « À ne s’emploie dans les évaluations que quand la quantité dont il s’agit peut être fractionnéeNote de bas de page 7. » Et les dictionnaires des difficultés plus récents, comme le fameux ThomasNote de bas de page 8 : « Placé entre deux nombres, à laisse supposer une quantité intermédiaire qui peut être fractionnée. » Jean-Paul ColinNote de bas de page 9 dit la même chose : « Il faut employer à si l’écart entre deux unités indivisibles est supérieur à deux, et employer ou dans le cas contraire : cinq ou six acteurs en face de quinze à vingt spectateurs. » Il reconnaît que de bons écrivains l’emploient souvent, mais « à tort ».

Maurice GrevisseNote de bas de page 10 a consacré à ce problème un bel article dont je vous recommande la lecture. Il cite plusieurs grands auteurs qui font cette « faute » : Voltaire (Essai sur les mœurs), Stendhal (Henry Brulard), Flaubert (L’Éducation sentimentale), Maurice Barrès (Jardin de Bérénice). Il signale aussi que Bescherelle (l’auteur du Dictionnaire universel de la langue française) est d’avis quant à lui qu’on peut dire « sept à huit femmes » ou « sept ou huit femmes », selon ce qu’on a en tête. Dans le premier cas, le nombre monte peut-être à sept et tout au plus à huit; dans le second, il y avait peut-être sept femmes, peut-être huit… Comme dit Grevisse, « la distinction est subtile ».

Outre ces exemples, j’en ai trouvé plusieurs, dont un qui est antérieur de quelques années à celui de Voltaire, chez l’auteur de Gil Blas : « Je fus à peine arrivé que sept à huit domestiques parurentNote de bas de page 11. » Louis-Sébastien MercierNote de bas de page 12 parle de « cinq à six complaisants subalternes ». Ferdinand BrunotNote de bas de page 13, dans son histoire monumentale de la langue, cite un document de 1809 : « les pots-de-chambreAller à la remarque a, cabriolets à deux roues, où six à sept personnes peuvent tenir ». Un futur académicienNote de bas de page 14 n’est pas loin de trouver que l’on s’entasse un peu trop dans « ces voitures de place, où on trouve le moyen de faire entrer sept à huit personnes ».

Décidément, Stendhal avait un faible pour cette tournure. Outre les deux exemples de Grevisse et ceux du Trésor de la langue française (La Chartreuse de Parme et Lucien Leuwen), j’en ai trouvé un dans ses Mémoires d’un touriste : « il n’y a pas un banquier à Paris qui ne sache trouver sept à huit bons commisNote de bas de page 15 ». TocquevilleNote de bas de page 16, dans ses Souvenirs, ne la déteste pas non plus : « il avait été au nombre des sept à huit républicains ». Trois bons auteurs contemporains l’emploient : Louis GuillouxNote de bas de page 17 : « elle n’embaucherait pas plus de quatre à cinq ouvrières »; Henri CaletNote de bas de page 18 : « des logements de cinq à six pièces »; et Jean Giono, chez qui j’en ai trouvé trois exemples, dont celui-ci : « Je vois sept à huit maisons à peineNote de bas de page 19 ».

Chez nous, avant que Rinfret ne l’épingle, nous commettions cette faute depuis au moins trente ans. Louis-Joseph Papineau l’emploie dans un discours prononcé devant l’Institut canadien en décembre 1867 : « les pertes furent trois à quatre dans les gros bataillonsNote de bas de page 20 ». Notre fameux pourfendeur d’anglicismes, Arthur Buies (Anglicismes et barbarismes), glisse les deux tournures dans la même phrase : « quatre à cinq chapelles protestantes et deux ou trois églises catholiquesNote de bas de page 21 ». Un dernier exemple québécois, qui nous ramène à mes oiseaux : « J’aperçus cinq à six de ces grands oiseauxNote de bas de page 22. »

S’il est vrai que l’Académie condamne cet usage, il n’y en a plus trace dans les deux dernières éditions (8e et 9e) de son dictionnaire. On ne trouve que ceci (à ou) : « Avec des nombres consécutifs, on emploiera soit ou, soit de à, ou marquant davantage l’indétermination, de à posant la limite supérieure de l’évaluation : Il a écrit sur ce sujet quatre ou cinq pages remarquables. Vous rédigerez un compte rendu de quatre à cinq pages. » C’est la distinction subtile que faisait Bescherelle.

Mais les 3e (1740) et 4e éditions (1762) nous réservent une agréable surprise : « À, entre deux noms de nombre, signifie environ. Ainsi on dit : Il y avoit six à sept femmes dans cette assembléeAller à la remarque b. » Dans la 5e (1798), on a étoffé un peu : « À, entre deux noms de nombre, signifie Entre ou environ. Ainsi on dit : Il y avoit six à sept femmes dans cette assemblée, pour dire, Il y avoit environ six à sept femmes. » Ce n’est donc qu’à partir de la 6e édition (1835) que cet usage est condamné.

Ainsi, tous ceux qui ont usé de ce tour avant 1835 ne faisaient pas de faute. Comme celui qui écrit en 1833 : « chaque bâtiment est pourvu de 6 à 7 chaloupesNote de bas de page 23 ». Mais lorsque Stendhal écrit en 1839, « il se glissa entre sept à huit gros arbres » (Chartreuse), il en commet une? J’avoue que j’ai du mal à accepter qu’autant de gens soient aujourd’hui condamnés à faire une faute en préférant à à ou parce qu’il s’est glissé quelque puriste influent dans les rangs de l’Académie entre la 5e et la 6e édition… Je crois que si vous avez la patience d’attendre la 10e édition, l’Académie reviendra un jour à de meilleurs sentiments.

En attendant, je laisse le mot de la fin à Grevisse : « comme il arrive chaque fois que des prescriptions syntaxiques offrent une certaine complication, l’Usage en prend à son aise et renverse, quand il lui plaît, les petites barrières des faiseurs de Ne dites pas… ». Amen.

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