La révision d’écrits autochtones : entre concertation et sensibilité

Publié le 14 octobre 2025

Entre 2012 et 2021, les ventes de livres sur des sujets axés sur les réalités autochtones ont augmenté de 527 %Note de bas de page 1 au Canada. Cette croissance massive des ventes s’est doublée d’une augmentation des emprunts dans les bibliothèques (la Bibliothèque municipale de Vancouver a d’ailleurs indiqué que le nombre d’emprunts d’ouvrages autochtones avait tripléNote de bas de page 2 entre 2018 et 2019). Dans un esprit de vérité et de réconciliation, penchons-nous sur le travail de révision des écrits autochtones et sur les méthodes qui favorisent (ou non) l’équité et l’inclusion dans le cadre du processus d’édition de ces écrits.

Selon mon expérience, de nombreux écrits autochtones ne font pas l’objet d’une révision suffisamment approfondie parce que bon nombre de réviseures et réviseurs non autochtones ne se sentent pas à l’aise d’intervenir dans les textes ou les récits, ou ont peur de commettre des erreurs. D’autres écrits font plutôt l’objet d’une révision excessive, car les réviseures ou réviseurs tentent de cadrer les récits dans une structure occidentale ou européenne. Des auteurs et autrices autochtones s’opposent parfois farouchement à la révision de leurs textes et peuvent même y être hostiles parce qu’il est arrivé que la société coloniale fasse une interprétation erronée de récits autochtones ou tente de se les approprier ou encore d’en contrôler ou d’en effacer le contenu. Les petites maisons d’édition et des éditeurs ou publications autochtones sautent souvent l’étape de la révision, du moins selon ce que j’ai pu constater. Or, cette étape peut permettre d’améliorer considérablement un bon article ou manuscrit, mais elle peut aussi constituer une expérience traumatisante pour les auteurs et autrices autochtones et une source d’inconfort pour les personnes qui révisent leurs textes. Voyons pourquoi le processus de révision d’un texte autochtone est plus complexe que celui d’un autre type de texte.

Établissement d’une base

Une bonne communication est essentielle au processus de révision, mais la communication entre deux cultures peut être chargée d’hypothèses et d’attentes. Si l’on ajoute les relations de pouvoir non équitables découlant de la colonisation, le processus peut engendrer de la méfiance (chez l’auteur ou l’autrice), de l’appréhension (chez la plupart des réviseures et réviseurs) et, dans certains cas, l’adoption de mesures abusives par certaines personnes du monde de l’édition qui ont encore du mal à s’adapter aux récents changements que l’on observe dans la société canadienne. Voici quelques points fondamentaux à prendre en considération.

Réciprocité

Les réviseures et réviseurs qui travaillent avec des auteurs et autrices autochtones doivent veiller à ne pas prendre toute la place. À mon avis, ils et elles ne doivent rien précipiter, et doivent abandonner leur titre d’« expert ou experte » et utiliser leurs compétences pour aider l’auteur ou l’autrice à concrétiser sa vision. Lorsque la personne qui révise écoute l’histoire et les idées de l’auteur ou de l’autrice, la collaboration qui en découle ouvre la voie au succès.

Responsabilité

Un grand nombre d’autrices et auteurs autochtones disent que raconter une histoire constitue une responsabilité envers leur famille et leur communauté, car le fait de mettre leurs mots par écrit immortalise les histoires, les expériences et les perspectives autochtones sur papier. Contrairement à la plupart des récits autochtones transmis oralement, les récits écrits demeurent inchangés au fil du temps. C’est une démarche délicate qui demande aux auteurs et autrices autochtones de trouver un équilibre entre vérité, sensibilité, réappropriation culturelle, contexte, compassion, confiance et liens communautaires. Le rôle de la personne qui révise est d’appuyer l’auteur ou l’autrice et de faire preuve de prévenance à son endroit. L’auteur ou l’autrice doit pour sa part accepter de montrer sa vulnérabilité dans un cadre étranger ou imposé, faire preuve d’ouverture à l’égard des changements apportés au contenu et à la présentation, et ne pas hésiter à parler franchement si quelque chose ne lui convient pas.

Respect

Lorsqu’une personne révise le texte d’un auteur ou d’une autrice autochtone, elle doit veiller à préserver l’intégrité culturelle de l’histoire et façonner le texte de manière à ce que le lectorat non autochtone puisse plonger dans l’histoire présentée. Pour atteindre cet équilibre, le réviseur ou la réviseure doit avoir conscience de ses propres cadres culturels, identités sociales et opinions. Il lui faut également savoir reconnaître les situations où les façons de faire conventionnelles (par exemple, privilégier une structure linéaire « début-milieu-fin ») ne servent pas le propos.

Relations

Les réviseurs et réviseures qui travaillent au sein d’une organisation ou d’une entreprise doivent établir des relations durables avec les peuples autochtones. Une façon simple d’y parvenir est de créer un cercle consultatif qui peut par exemple se réunir tous les trimestres, être convoqué au besoin ou être créé pour un projet précis.

Règles

Chez les Autochtones, les pratiques culturelles varient d’une famille à l’autre, et encore davantage selon les communautés (qu’elles soient en milieu urbain, en milieu rural ou dans une réserve). Le réviseur ou la réviseure doit se familiariser avec des concepts culturels comme la propriété collective des récits, par opposition à la propriété individuelle d’une œuvre. C’est aussi son rôle de s’éloigner des cadres rigides hérités du passé colonial et de la christianisation. Il est également important, dans le travail de révision, de résister à l’idée d’imposer des règles et de viser plutôt un équilibre entre les façons d’apprendre, d’être et d’agir des Autochtones et des non-Autochtones.

Établissement d’un lien de confiance

Pour établir un lien de confiance avec un auteur ou une autrice autochtone, le réviseur ou la réviseure doit faire valoir que ses compétences sont un appui à la démarche créative. Pour ce faire, il lui faut bien connaître toute une gamme de sujets et être à l’aise d’en discuter.

Recherches et citations dans des ouvrages universitaires ou documentaires

Les établissements d’enseignement postsecondaire élaborent des modèles de citation adaptés aux connaissances autochtones acquises auprès d’Aînés et Aînées ou de gardiens et gardiennes du savoir ainsi que par des moyens spirituels comme les rêves. En utilisant ces modèles, les réviseurs et réviseures voient à ce que les connaissances culturelles et spirituelles autochtones soient considérées comme ayant la même valeur que les connaissances issues de la recherche et des publications universitaires. Les guides élaborés par l’Université de TorontoNote de bas de page 3 et l’Université de LethbridgeNote de bas de page 4 sont de bons points de départ pour quiconque veut se familiariser avec ces modèles. La chercheuse Amy Shawanda a également publié un articleNote de bas de page 5 sur la façon de citer des connaissances issues des rêves dans des travaux universitaires.

Grammaire, ponctuation et terminologie non conventionnelles

Prenons l’exemple d’un auteur ou d’une autrice autochtone qui écrit en anglais. L’application des règles d’écriture ne doit pas être négligée, mais il arrive que des méthodes non conventionnelles soient mieux adaptées pour donner tout son sens à un texte. Cependant, accepter que le travail d’un auteur ou d’une autrice autochtone demeure au stade d’ébauche va à l’encontre du rôle que doit jouer une personne alliée. Il importe que le réviseur ou la réviseure veille à ce que l’écriture autochtone ne soit pas considérée comme peu sophistiquée. L’utilisation de méthodes non conventionnelles exige un savoir-faire certain. Les auteurs et autrices doivent donc être en mesure d’expliquer les raisons de ce choix, et ce qu’il apporte au texte.

Mots vagues

Certains mots sont courants dans les textes autochtones. En tant que réviseure autochtone, je les remets régulièrement en question. Que signifie « traditionnel »? (Les cultures évoluent.) Que signifie « sacré »? (Ce qui est sacré pour une personne ne l’est pas nécessairement pour une autre.) Qu’est-ce qu’un « préjudice »? (Est-il question de blessures émotionnelles ou de violences physiques? Clarifiez.) Que signifie « communauté » dans un contexte donné? (Cette notion peut être différente d’une personne à l’autre, et beaucoup d’Autochtones ont des liens avec plusieurs communautés.) Les auteurs et autrices autochtones ont besoin du recul que le travail du réviseur ou de la réviseure leur permet de prendre.

Mythes et stéréotypes

Selon la province ou le territoire de résidence ainsi que l’âge des personnes recenséesNote de bas de page 6, de 60 % à 70 % des Autochtones vivent en milieu urbain. De plus, des recherches indiquent que les deux tiers des Autochtones pratiquent le christianisme. Pourtant, la grande majorité des ouvrages et des périodiques contemporains présentent une image bien différente du mode de vie autochtone. Le travail du réviseur ou de la réviseure consiste à tout remettre en question afin que les erreurs des auteurs ou autrices ne contribuent pas à perpétuer les inexactitudes concernant les peuples autochtones.

Nous avons toutes et tous beaucoup d’idées reçues à déconstruire – tant les réviseurs et réviseures, qui soutiennent sans le savoir les discours coloniaux sur les identités et les réalités autochtones, que les auteurs et autrices autochtones, qui ont intériorisé ces mêmes mythes et stéréotypes. Pour qu’un sentiment de sécurité s’installe, il est primordial que les auteurs et autrices autochtones puissent faire des choix et se sentent en contrôle de leur texte. De ce sentiment de sécurité naît la confiance, qui, elle, est essentielle à l’établissement de relations solides. Ces relations instaurent une dynamique de responsabilité partagée et nous accompagnent dans un processus de changement, à la fois personnel et collectif.

Connaissez-vous d’autres différences interculturelles susceptibles d’influencer le processus de révision? Si c’est le cas, laissez-nous un commentaire ci-dessous.

Remarque : La version anglaise de ce billet a initialement été publiée sous une forme légèrement différente dans le blogue L’hebdomadaire des réviseurs de l’association Réviseurs Canada.

Avertissement

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En savoir plus sur Suzanne Methot

Suzanne Methot

Suzanne Methot a 35 ans d’expérience en tant que rédactrice et réviseure. Elle a travaillé comme réviseure et correctrice chez Carswell (aujourd’hui Thomson Reuters), pour l’hebdomadaire alternatif NOW de Toronto, ainsi que pour Vancouver Computes, Toronto Computes et Ottawa Computes. Elle a également été rédactrice au magazine Aboriginal Voices, rédactrice en chef à l’Anishinabek News et au Fireweed: A Feminist Quarterly, et directrice de la coordination au magazine Fuse: Art Culture Politics. À la fois réviseure, démineuse éditoriale et rédactrice de programmes d’études, elle travaille à son compte pour des maisons d’édition, des organismes sans but lucratif, des organismes d’alphabétisation, des organisations du secteur des arts et de la culture ainsi que des établissements d’enseignement postsecondaire. Suzanne, qui est née à Vancouver et a grandi à Sagitawa (Peace River en Alberta), est une Crie des Rocheuses d’origine mixte autochtone et européenne. Elle est l’autrice de Legacy: Trauma, Story, and Indigenous Healing et de Killing the Wittigo: Indigenous Culture-Based Approaches to Waking Up, Taking Action, and Doing the Work of Healing (en anglais seulement).
 

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Soumis par Danièle Blain le 14 octobre 2025 à 19 h 08

Bonjour Mme Méthot, merci pour ce billet sensible et finement articulé. Il gagnerait à être largement diffusé! Même si il ne m'est pas immédiatement utile dans mes pratiques professionnelles, il a certainement allumé quelques lampions mentaux qui, je l'espère, m'accompagneront de façon durable. Chapeau bas!

Danièle Blain

Soumis par Suzanne Methot le 15 octobre 2025 à 12 h 15

Merci de lire ! Je ne pense pas que cela ait de l'importance si vous utilisez ceci au travail ou dans la vie quotidienne - au moins nous avons la conversation. Partager des idées sur la langue nous aide à raconter nos histoires de bonnes façons :) (Excusez mon français, j'utilise un logiciel de traduction!)
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