Mots de tête : « tentative de » + infinitif

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Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité terminologique, volume 30, numéro 1, 1997, page 7)

« Une débile tentative de condamner le diable à perpétuité. »
(Pierre Foglia, La Presse, 8 avril 1993.)

Si je vous disais que la tournure qu’emploie Pierre Foglia n’a jamais été condamnée par aucun défenseur de la langue, vous vous demanderiez sans doute pourquoi je prends la peine de vous en parler. Vous seriez peut-être même tenté de m’épingler l’étiquette de « défonceur de portes ouvertes ».

Mais avant, je vous demanderais de jeter un coup d’œil aux dictionnaires que vous avez devant vous. Comme vous ne pourrez manquer de le constater, la locution tentative de employée avec un infinitif est inconnue.

Il y a quelques années, une collègue du Bureau de la traduction a d’ailleurs fait une recherche exhaustive sur la question, pour arriver à la même constatation que vous et moi. Même le Trésor de la langue française, malgré sa quinzaine d’exemples, ne connaît que le tour avec substantif, tentative de suicide. Seul le Grand Robert nous propose autre chose, tentative pour + infinitif (et ce n’est pas une nouveauté, puisqu’il s’agit d’une citation d’Alphonse Daudet).

Mais de quelle sorte de faute s’agit-il? vous demandez-vous. D’un solécisme. C’est ainsi, du moins, qu’un comité de correction d’examens dont je faisais partie il y a plusieurs années a qualifié cette « faute ». Pour l’avoir vue je ne sais combien de fois, j’avais du mal à croire que cette expression fût fautive. Mais j’en pris mon parti, me disant que les dictionnaires finiraient bien par l’admettre. Il suffisait d’attendre un peu.

Eh bien non, cinq ans plus tard, les dictionnaires persistent et signent, si je puis dire. Toujours rien. Il faudra donc se passer d’eux et aller voir ce qui se dit dans le vrai monde.

Je vous fais grâce de la quarantaine d’exemples que j’ai relevés dans la presse d’ici. Mais il n’est pas inutile de signaler que de bons journalistes, soucieux de la langue, l’emploient : Pierre Bourgault, Lysiane Gagnon, Robert Lévesque, Jean-Louis Roy, et Lise Bissonnette :

[…] une tentative de déguiser en œuvre pie une taxe qui ne l’est pas.
(Le Devoir, 20 mars 1995.)

Des écrivains, moins bousculés que les journalistes par l’heure de tombée, l’emploient aussi : Jean-Paul DesbiensNote de bas de page 1, Jean Éthier-BlaisNote de bas de page 2, Maurice HenrieNote de bas de page 3, Jean O’NeilNote de bas de page 4.

On la rencontre également chez des francophones venus d’ailleurs. Dont trois journalistes, Léon Gwod, Michel Vastel et Foglia, et deux romanciers, Dany Laferrière et Naïm Kattan. Certes, pour ceux qui sont ici depuis longtemps, on peut comprendre, mais pour les autres, qui sont là depuis quelques années à peine, on s’étonne qu’ils aient pu attraper notre virus aussi rapidement.

Et comment expliquer que des francophones qui n’ont probablement jamais mis les pieds chez nous soient également contaminés? La seule explication plausible, c’est qu’il doit s’agir d’une maladie textuellement transmissible…

C’est une M.T.T. qui fait des ravages en tout cas. Chez les maisons d’édition, notamment. Dans le catalogue de Folio (sept.-nov. 1993), par exemple, à propos d’un ouvrage de Pierre Michon, on peut lire que « toute tentative d’en parler avec raison aurait été risible ». Dans celui de Babel (1996), le roman de Frédéric Jacques Temple est décrit comme « la tentative de retrouver son enfance et des racines chez les indiens Pueblos ».

Et dans la presse. Parmi les victimes, deux journalistes (Michel Kajman, Le Monde, et Philippe Cohen, L’Événement du jeudi), un linguiste (Claude Hagège, Le Monde) et un philosophe, Alain Finkielkraut, qui l’emploie deux fois :

[…] la tentative nazie de diviser l’humanité en races. (Le Figaro littéraire, 2 décembre 1996.)

Quant aux préfaciers, on dirait qu’ils sont particulièrement vulnérables. Jean-Louis Curtis, romancier lui-même, l’emploie dans sa préface à un roman de Marcel JouhandeauNote de bas de page 5; Jeanlouis Cornuz, romancier également, dans sa préface à un recueil de textes de Victor HugoNote de bas de page 6; Jeffry Kaplow, dans ses notes au TableauNote de bas de page 7 de Louis-Sébastien Mercier; et Jean Veil, dans son introduction au Code civil :

En revanche, la tentative de rétablir le droit d’aînesse ne peut aboutirNote de bas de page 8.

J’ai cru un moment qu’il y aurait peut-être une distinction à faire entre l’emploi avec de et l’emploi avec pour. Mais c’est loin d’être évident, comme en témoignent d’ailleurs les trois auteurs suivants, qui emploient indistinctement les deux : un penseur touche-à-tout, Guy SormanNote de bas de page 9; une historienne, Élise MarienstrasNote de bas de page 10 (deux exemples avec de et trois avec pour); et un historien et slavisant, Paul Garde :

[…] la tentative discrète d’identifier civique et séculier avec athéeNote de bas de page 11.

Et l’épidémie atteint même de bons écrivains : Pierre VéryNote de bas de page 12, Romain GaryNote de bas de page 13, Claude DunetonNote de bas de page 14 et Jean Guéhenno :

[…] après les mêmes vaines tentatives de se mêler à la fortuneNote de bas de page 15.

Cette citation date de 1961. Guéhenno devait entrer à l’Académie l’année suivante. Son solécisme a dû passer inaperçu…

Une M.T.T. étant par nature cosmopolite, rien d’étonnant à ce que les traducteurs l’attrapent. Qu’ils traduisent du tchèqueNote de bas de page 16, du russeNote de bas de page 17, de l’espagnol : j’ai relevé deux exemples chez Juan GoytisoloNote de bas de page 18 et pas moins de dix (!) dans cinq polars du même auteur traduits par trois traducteurs différents. Je me contenterai d’un exemple :

[…] la tentative de battre le record mondial du plus gros mangeur d’œufs dursNote de bas de page 19.

Même pour le latin il n’y a pas de vaccin :

L’amour est la tentative d’obtenir l’amitié d’une personne qui nous attire par sa beautéNote de bas de page 20.

Il s’agit d’une citation de Cicéron, traduite par Maurice Rat. Latiniste doublé d’un linguiste, Maurice Rat est l’auteur, entre autres, du Dictionnaire des locutions françaises chez Larousse. Comme caution, il serait difficile de trouver mieux.

Mais qu’en est-il de l’ancienneté de notre tournure? Celle avec pour remonte à 1885 – c’est la date de parution de Tartarin sur les Alpes. Mais le tour avec de pourrait bien être plus ancien. Pour vous mettre l’eau à la bouche, voici une citation de 1912 :

[…] toujours curieux de savoir quels résultats avait donnés la tentative d’associer notre civilisation et l’IslamNote de bas de page 21.

Et maintenant, le dessert, un exemple d’Alexis de Tocqueville :

[…] à l’époque de la tentative du duc de Wellington de rentrer au ministèreNote de bas de page 22.

Il s’agit de notes prises par Tocqueville lors de son voyage en Irlande en… 1835. Daudet et le Grand Robert peuvent aller se rhabiller!

Avant de terminer, un dernier mot au sujet des dictionnaires, qui semblent se livrer à une sorte de valse-hésitation. Le Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, tout comme les autres, ignore cette tournure, mais ceux qui y écrivent, eux – fort heureusement, d’ailleurs –, ignorent qu’elle n’existe pas. L’auteur de l’article apprentissage, par exemple (tome I, p. 586). Et celui du texte sur le romancier Louis Calaferte, dans le supplément de 1992 :

(…) dans une tentative forcenée de conjurer les vertiges qui l’attirent.

Même le Nouveau Petit Robert (1993) s’oublie. À preuve, l’article attaque : « Tentative, de la part d’une société, de prendre le contrôle d’une autre société. »

Quant au Hachette Oxford, s’il s’en tient au tour avec substantif à l’article tentative, il se rattrape timidement à attempt  : « tentative (to do de faire) ». C’est un peu court, mais c’est un début.

Mais la palme revient au Harrap’s. L’édition « portable » de 1993 proposait, à challenge, la traduction suivante : « a challenge to s.o.’s leadership » – « une tentative de remplacer qqn au pouvoir ». On aurait pu croire que la nouvelle édition de 1996 donnerait cette tournure dans la partie français-anglais. Mais il n’en est rien. Au contraire, on a régressé. Au même article challenge, on trouve maintenant tentative pour!

Se serait-il glissé parmi les rédacteurs ou conseillers linguistiques du Harrap’s un collègue qui aurait participé à la même séance de correction d’examens que moi? Je plaisante, évidemment, mais toutes ces hésitations me confortent dans ma décision d’écrire ce billet. Qui sait? sans le savoir, j’aurai peut-être « défoncé » une porte qui allait se refermer…

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