Mots de tête : Le nez qui voque

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Frèdelin Leroux fils
(L’Actualité langagière, volume 1, numéro 2, 2004, page 15)

Réjean Ducharme ne m’en voudra pas de lui emprunter ce titre.

Naguère – et jadis aussi –, on levait le nez plus volontiers qu’aujourd’hui, semble-t-il. (L’air était peut-être moins pollué…)

En Acadie, par exemple, lever le nez, c’était « aller en quête de nouvelles indiscrètes » : « Qu’est-ce qu’il vient lever le nez par ici? ». C’est ce que nous apprend le Glossaire acadienNote de bas de page 1, paru en 1925. Les Acadiens avaient même un terme pour désigner l’habitué de ce comportement indélicat : un « lève-nez » (un curieux ou indiscret), l’« écornifleur » québécois, autrement dit (ne pas confondre avec l’« écornifleur » de Jules Renard, qui est un pique-assiette).

Et en France, aux seizième et dix-septième siècles, on disait d’un homme à qui on ne pouvait rien reprocher, qu’il allait le nez levé. Ou de celui dont les affaires allaient bien, qu’il levait la crête, ou les cornes, ou le nez encore. C’est dans l’inépuisable Bouquet de DunetonNote de bas de page 2 que vous trouverez cela. Aujourd’hui, ces façons de dire ne semblent plus avoir cours. Pour lever le nez, l’expression qui nous intéresse, le Grand Robert se contente d’un exemple d’Anatole France, qui pourrait laisser croire que ce geste est réservé au priseur de tabac…

Inutile de dire qu’on reste sur sa faim. Même si on trouve dans quelques dictionnaires ne pas lever le nez, qui se dit d’une personne qui travaille ou étudie sans interruption : « elle n’a pas levé le nez de son bureau, de son livre ». C’est à peu près tout, hélas.

Heureusement que les Français du Canada (comme aurait dit le général) veillaient au grain. Très tôt, ils ont décidé de faire leur part pour sauver lever le nez de l’oubli. Dans sa préface aux Souvenirs de prison de son ami, le journaliste Jules Fournier, Olivar AsselinNote de bas de page 3 écrit :

Vous lèverez dédaigneusement le nez sur le skelley et sur la jambe de botte.

(Ce skelley, que Fournier se voyait servir presque à chaque repas, est un gruau « ayant à peu près la consistance et l’odeur de la colle forte diluéeNote de bas de page 4 »; quant à jambe de botte, c’est sans doute une variante de semelle de botte, une viande coriace et trop cuite.)

Bien que ce tour soit presque centenaire, il ne semble pas avoir eu une descendance bien régulière, car je suis obligé, pour mon prochain exemple, de vous faire faire un saut de 70 ans. Un professeurNote de bas de page 5 de l’Université de Sherbrooke écrit, presque en levant le nez lui-même :

On rencontre des « scientifiques » de très modeste envergure qui lèvent le nez sur le savoir de grands historiens ou de juristes prestigieux.

À partir de ce moment, comme si on s’était donné le mot, tout le monde lève le nez sur tout : les libéraux fédéraux sur Robert Bourassa (Lysiane Gagnon, La Presse, 15.08.84), les Québécois sur les États-Unis (Pierre Cayouette, Le Devoir, 09.04.94), nos décideurs sur les livres et les auteurs québécois (Christian Rioux et Jacques Lanctôt, Le Devoir, 15.10.02 et 18.09.02), les Vermontois sur l’énergie du Québec (Francine Pelletier, La Presse, 12.10.91), l’Ontario sur les touristes francophones (Jean-Paul Perrault, Le Droit, 16.06.03), et c’est à qui lèverait le nez sur la culture américaine (Pierre Foglia, La Presse, 18.01.03).

Même un ancien traducteur, qui a été en son temps un grand défenseur du bon français chez nous, l’emploie sans états d’âme :

Quant aux jeunes qui lèvent le nez sur l’indépendantisme… (Jacques Poisson, Le Devoir, 12.03.88)

Et un chroniqueur d’origine camerounaise, qui a fait les délices des lecteurs du Droit il y a plusieurs années, nous fournit un exemple qui tombe pile :

Le francophone qui ne lève pas le nez sur tout ce qui n’est pas sanctionné par l’Académie… (Léon Gwod, 07.05.94)

Et j’en passe : l’ancienne directrice du Devoir, Lise Bissonnette (L’Actualité, juin 1989), le franc-tireur Pierre Bourgault (Journal de Montréal, 07.06.98), le romancier Yves Beauchemin (Le Devoir, 12.02.03)…

Mais il n’y a pas que dans la presse qu’on rencontre cette expression. Au moins trois ouvrages la recensent. Le premierNote de bas de page 6 en date donne comme équivalent « lever le menton sur qqn ou qqch. »Aller à la remarque a. Le deuxièmeNote de bas de page 7 est souvent cité dans cette chronique. Ce qui n’a rien d’étonnant, puisqu’on y trouve probablement le recensement le plus complet de nos façons de parler. L’auteur donne entre autres un exemple de Michel Tremblay. Quant au troisièmeNote de bas de page 8, moins sérieux, il est d’abord destiné aux visiteurs français au Québec. Les auteurs, dont un animateur de télévision bien connu, apportent une précision intéressante à propos de lever le nez sur quelqu’un : « se sentir supérieur à lui ».

Par ailleurs, je m’étonne que les gardiens de la langue n’aient pas flairé que c’est peut-être sur des effluves anglais que ce nez se lève. Seul Lionel Meney signale l’existence d’une tournure anglaise semblable au tour français, « to turn up one’s nose at ». Et comme vous vous y attendiez, aucun dictionnaire ne traduit par « lever le nez sur ». On propose « faire fi de » (Dictionnaire anglais-français de PetitNote de bas de page 9), « faire la fine bouche devant qqch. » (Larousse), « faire le dégoûté » (Robert-Collins), ou « faire le dédaigneux » (Harrap’s). On rencontre aussi « tordre le nez sur qqch. », notamment chez Pierre DaviaultNote de bas de page 10. Mais cette expression semble avoir vieilli. Si on peut encore la trouver dans le Grand Larousse et le Grand Robert, elle a disparu des bilingues. À moins que vous ayez conservé précieusement l’édition de 1972 du Harrap’s français-anglais.

Cette expression a une sorte de faux contraire, « to look down one’s nose at sb/stg ». Le plus très jeune Dictionnaire canadienNote de bas de page 11 la met dans le même sac que l’autre et traduit par « dédaigner, faire fi de ». D’autres ouvrages donnent « traiter qqn ou qqch. avec condescendance » (Larousse), ou « prendre qqn ou qqch. de haut » (Robert-Collins). Malheureusement, ces équivalents ne font pas image. Ce qui explique peut-être pourquoi nous traduirions spontanément par « lever le nez sur ».

Si aucun dictionnaire français ou bilingue ne cautionne notre usage, le Trésor de la langue française donne pourtant un exemple qui s’en rapproche : « lever le nez, adopter une attitude d’indifférence » :

Pourquoi pleures-tu? Mais lève donc le nez, Mouchette; c’est une affaire enterrée. (Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan)

Et j’ai aussi trouvé chez un bon écrivain (double Goncourt), un exemple qui ressemble à notre usage comme deux gouttes d’eau. Ou presque :

Les meilleures clientes de ma mère, qui la cajolaient et la suppliaient jadis, pour être servies les premières, levaient à présent le nez et détournaient la tête lorsqu’elles la rencontraient dans la rueNote de bas de page 12.

Il y manque un petit « sur », me direz-vous. C’est vrai. Mais vous n’allez quand même pas me battre froid pour une simple préposition.

D’ailleurs, quel que soit le sort réservé à notre locution, il reste que lever le nez a déjà une descendance assurée. Vous connaissez sans doute l’expression « le nez dans le guidon », qui signifie, au figuré, « sans vision globale de la situation ». Depuis quelque temps, on voit se répandre son pendant positif, pour ainsi dire, « lever le nez du guidon »; c’est l’idée de prendre du recul, de sortir des sentiers battus :

Il existe désormais de très nombreux réseaux exclusivement féminins, qui permettent de lever le nez du guidon tout en faisant d’utiles rencontres. (Hélène Constanty, L’Express, 31.05.04)

On en trouve des centaines d’exemples sur Internet. Le plus souvent, le contexte est lié à l’entreprise, la formation, la gestion du temps, comme ici :

Être manager, c’est savoir « lever le nez du guidon », se rendre disponible pour ses collaborateurs et ses interlocuteurs et pour la réflexion et la prospective.

C’est tout un programme. Et si vous invitiez votre patron à mettre cette règle en pratique? Il pourrait ainsi contribuer à répandre l’expression…

Ce qui inciterait peut-être les dictionnaires à lui ouvrir la porte. Car je nourris l’espoir – utopique, sûrement – que le jour où cette locution aura un pied dans la maison (Larousse ou Robert), elle pourra plaider la cause de la nôtre. Cela nous dissuaderait sans doute de lever le nez sur les lexicographes français.

P.-S. : Une citation de 1953, retrouvée contre toute attente, témoigne d’une descendance moins irrégulière que je le croyais : « Le brochet ne lève jamais le nez sur le menu » (Harry Bernard, Portages et routes d’eau en Haute-Mauricie, Trois-Rivières, Éditions du Bien public, p. 233).

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