Après que et le subjonctif

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Jacques Desrosiers
(L’Actualité terminologique, volume 33, numéro 1, 2000, page 14)

La facture a été envoyée cinq mois après que les marchandises aient été livrées. Ajoutez le liquide après que la machine se soit remplie d’eau. Deux ans après que j’aie raconté les avatars et la rupture d’une amitié (Beauvoir)… Le subjonctif vient naturellement après la conjonction après que. Presque tous les ouvrages considèrent pourtant son emploi comme fautif, puisque traditionnellement après que se fait suivre de l’indicatif.

Il faudrait dire selon cette tradition : La facture a été envoyée cinq mois après que les marchandises eurent été livrées. Deux ans après que j’eus raconté les avatars… L’explication est connue. Les conjonctions de temps exprimant la postériorité – aussitôt que, dès que, depuis queetc. – demandent l’indicatif, parce qu’elles introduisent des faits passés et accomplis. La tendance à faire suivre après que du subjonctif serait due à l’analogie avec avant que, les deux locutions formant un couple logique dans l’esprit des locuteurs. Comme avant que exige le subjonctif parce qu’il introduit des faits futurs et incertains, on est porté à mettre aussi le subjonctif après après que.

En général, c’est le passé antérieur de l’indicatif que les auteurs donnent comme correct (après qu’il eut fini). Mais le passé antérieur est un temps que l’usage courant tend à délaisser, le trouvant vieilli, très soutenu, sinon littéraire. Sa décadence est accentuée par le fait qu’il est en principe employé dans la subordonnée en corrélation avec un passé simple dans la principale, lequel est tombé en désuétude dans la langue parlée. En insistant en faveur de l’indicatif, les grammairiens donnent ainsi l’impression de demander aux locuteurs de s’adonner à une sorte d’acharnement linguistique pour faire survivre un temps de verbe qui, aux yeux d’un bon nombre, a quelque chose de guindé aujourd’hui.

Certains admettront le subjonctif dans les cas rares, et subtils, où la locution introduit des faits éventuels (Comment concevoir qu’on puisse renoncer aux vacances après qu’on y ait goûté?). Mais beaucoup de grammaires, les plus vieilles surtout, énoncent l’emploi de l’indicatif comme une règle n’admettant pas d’opposition : le Thomas par exemple, ou le Lexique du français pratique de Berthier et Colignon, qui jugent l’emploi du subjonctif « vicieux ». On est allé très loin dans les anathèmes : le grammairien Marc Wilmet cite le cas de cet auteur qui écrivait, dans les années 60, que l’emploi du subjonctif après après que dénotait un « certain dérèglement de l’esprit ».

Mais chez d’autres, la rigueur de la règle est tempérée à des degrés divers par la constatation que la « faute » est omniprésente dans l’usage. On juge le subjonctif inacceptable, mais on sent bien que la règle branle un peu dans le manche. Voici pêle-mêle les condamnations mitigées que l’on trouve chez Dournon, Mauger, Péchoin, Dubuc, Cellard et d’autres : le subjonctif est « aujourd’hui très fréquent » et « il se rencontre chez de bons écrivains », mais il est « à éviter »; après que se construit « surtout » avec l’indicatif; le subjonctif est « moins justifié » que l’indicatif; il « serait raisonnable » de préférer l’indicatif; « on s’efforcera sans illusion de maintenir l’indicatif »; et ainsi de suite. Il y a du désabusement dans l’air. Hanse ne voit aucune raison de renoncer à l’indicatif, mais s’engage, à contrecœur, à ne pas accuser d’« ignorance » ceux qui préfèrent le subjonctif.

Face à la règle, la tendance est donc forte. Est-elle irrésistible? C’est ce que pense le très démocratique Bon usage, qui cite un tas d’exemples d’écrivains faisant suivre après que du subjonctif. Déjà dans l’édition de 1980, Grevisse abandonnait amèrement la partie : « l’usage, ce tyran, impose sa loi; il faut bien se résigner, en dépit qu’on en ait, à admettre après que avec le subjonctif… ». La Grammaire Larousse du français contemporain souligne que « le recours au subjonctif est tout naturel ». D’autres ouvrages vont encore plus loin : ils s’impatientent de cet entêtement à exiger l’indicatif.

Dans un petit livre iconoclaste intitulé Les fautes de français existent-elles? (oui, elles existent! mais les règles des grammairiens sont des hypothèses et non des vérités absolues), Danielle Leeman-Bouix, reprenant une idée du linguiste H. Bonnard, avance des arguments d’ordre syntaxique. Elle a constaté que les conjonctions auxquelles correspondent des prépositions susceptibles d’introduire un infinitif se construisent avec le subjonctif : avant de partir/avant qu’il parte, pour partir/pour qu’il parte; tandis que si la préposition ne peut introduire un infinitif, la conjonction correspondante entraîne l’indicatif : dès partir/dès qu’il est parti, pendant partir/pendant qu’il partait. À cet égard, après que tend à se comporter comme avant que (après être parti/après qu’il soit parti), plutôt que comme les conjonctions suivies de l’indicatif. De sorte qu’en exigeant l’indicatif, les grammairiens se trouvent, ironiquement, à demander une exception.

La position la plus radicale est celle de Marc Wilmet, qui, depuis une trentaine d’années déjà, prend exactement le contre-pied de la tradition : dans sa Grammaire critique du français, Wilmet réclame le subjonctif avec après que. Tous reconnaissent qu’après que, parce qu’il exprime la postériorité, appelle un temps composé : a fini, eut fini, avait finietc. Mais si on abandonne le passé antérieur et qu’on veuille garder l’indicatif, devra-t-on dire que la facture a été envoyée après que les marchandises ont été livrées? avaient été livrées? ont eu été livrées? Le maniement des temps composés de l’indicatif n’a rien d’évident : au présent correspond le passé composé, à l’imparfait le plus-que-parfait, au passé composé le passé surcomposé (a eu fini), etc. Il n’est pas étonnant qu’écrivains et locuteurs aient adopté depuis longtemps une solution beaucoup plus commode : le subjonctif passé (aient été livrées), et très rarement le subjonctif plus-que-parfait (eussent été livrées). En optant pour le subjonctif, les locuteurs amènent instinctivement la langue vers la simplicité.

Il n’y a là aucune hérésie. Si les temps composés de l’indicatif sont si compliqués à manier, c’est que le rôle premier de l’indicatif est justement d’indiquer de façon précise le temps de l’action exprimée par le verbe, de donner le repère chronologique : passé, présent ou futur. Le subjonctif, surtout dans ses temps composés, a davantage que l’indicatif une valeur d’aspect : il marque la manière dont se déroule l’action, indiquant par exemple si elle est accomplie (je suis content qu’il ait fini) ou non accomplie (j’ai hâte qu’il finisse). Comme après que marque déjà clairement la postériorité, il n’est plus essentiel de recourir à l’indicatif dans la subordonnée pour fournir un repère chronologique : le subjonctif suffit à souligner l’aspect accompli de l’action.

C’est peut-être au fond une affaire de style. Dans la vraie vie d’ailleurs, l’hésitation est constante. Mauriac, cité les deux fois par Grevisse, écrit : après qu’il avait atteint son maximum je m’obligeais à l’entendre encore dans le lointain, et ailleurs : un siècle et demi après que cette parole ait été prononcée, nous savons que le bonheur en Europe est une idée perdue. Et il faut dire que, malgré tout, l’indicatif et le passé antérieur se rencontrent encore souvent dans le français courant des journaux : Des flots de réfugiés fuyaient Grozny, hier, après que les forces russes eurent lancé contre la capitale tchétchène l’assaut le plus violent depuis le début de leur offensive… L’employé avait été licencié après que son employeur eut appris en lisant son courriel qu’il travaillait aussi comme danseur nu…

Quelle est la conclusion de tout cela? Un, que l’indicatif n’est pas mort. On pourrait appeler à sa défense l’argument d’Horguelin qui soutient dans Pratique de la révision qu’il est toujours plus prudent d’opter pour « la solution la moins contestable » et donc de s’en tenir à l’indicatif. Deux, qu’il n’est cependant plus raisonnable de considérer l’emploi du subjonctif comme une incorrection. Les arguments de Leeman-Bouix et de Wilmet forcent les linguistes traditionnels à mettre de l’eau dans leur vin. Les deux modes devront cohabiter.

Bibliographie

J.-Y. Dournon, Dictionnaire d’orthographe et des difficultés du français, Librairie générale française, 1987, « Le Livre de Poche ».

G. Mauger, Grammaire pratique du français d’aujourd’hui, Hachette, 1968.

D. Péchoin, Dictionnaire des difficultés du français d’aujourd’hui, Larousse-Bordas, 1998.

R. Dubuc, « Après que après tout », Au plaisir des mots, février 1999, sur le site des éditions Linguatech (http://home.ican.net/~lingua/fr/chroniques/chron_14.htm).

J. Cellard, Le subjonctif : comment l’écrire? quand l’employer?, Duculot, 1996.

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